Institut Virtuel
de
Cryptozoologie
 
L'homme sauvage dans la fiction romanesque d'aujourd'hui :
quid novi ?

par Jean-Paul DEBENAT
Docteur ès-lettres
(Littérature Comparée)

(dernière mise à jour : 14 juin 2006)

    La littérature romanesque m'a ouvert des horizons. L'un d'entre eux — et non des moindres — débouche sur les sources de l'évolution humaine. Dans les lignes qui suivent, je souhaite évoquer quelques ouvrages récents qui traitent, à leur manière, de l'homme sauvage, au sens large du terme.

    En 1995, j'eus l'occasion d'assister à une représentation de la pièce de théâtre Zoo ou l'assassin philanthrope de l'écrivain Vercors. Cette oeuvre datant de 1964 est tirée du célèbre roman du même auteur Les Animaux Dénaturés (1952).
    Vercors a, pour le théâtre, accentué certains éléments humoristiques voire comiques tout en conservant les arguments judiciaires, zoologiques et moraux du roman.

    Ce dernier débute, on s'en souvient, par le constat du meurtre, perpétré par le jeune journaliste Douglas Templemore sur la personne de son fils nouveau-né. L'enfant a été conçu par insémination artificielle de la mère, femelle pithécoïde, de l'espèce Paranthropus erectus.
    Le roman s'ouvre sur un triple coup de théâtre : le meurtre commis de sang-froid par un père lucide et détaché ; la découverte de la nature de la mère, être connu des paléoanthropologues sous le terme de Paranthrope, espèce apparue il y a 2,5 millions d'années ; la fécondation entre un Homo sapiens et un être appartenant à une espèce différente.
    Curieusement, Vercors associe à Paranthropus le terme d'erectus qui qualifie l'Homo erectus précisément, lequel apparaît il y a 1,8 millions d'années.

    N'insistons pas sur ces amalgames qui risquent de masquer l'enjeu véritable de l'oeuvre. En effet, dans la pièce Zoo, Vercors semble se fonder sur Homo erectus qui a servi de modèle à l'espèce inconnue des tropis (contraction d'anthrope et de pithèque, d'homme et de singe).
    Pourtant, dans la réalité complexe des pré-humains, on note qu'avant de disparaître les paranthropes auront pendant longtemps côtoyé des représentants de la lignée Homo :

"La deuxième expansion de notre lignée dévoile une diversité inattendue d'hommes et de paranthropes." (Pascal Picq).

    Quant à l'inter-fécondation, à supposer qu'une race de pithécanthropes ait survécu jusqu'à nos jours, elle est scientifiquement impossible a priori bien que souhaitable pour le déroulement de l'intrigue du roman.

    Où a-t-on découvert ces tropis ? Lors d'une expédition scientifique en Nouvelle-Guinée, entre la chaîne de Takoura et la forêt vierge. Les tropis, êtres troglodytes, se tiennent droits, mais dans leur course s'appuient parfois sur le dos des doigts. Les bras sont longs, le corps est couvert de poils, veloutés comme chez les taupes.

"Le front est bas et fuyant, l'arcade sourcilière énorme, le nez quasi absent, la bouche prognathe comme celle des nègres, mais sans lèvres comme celle des gorilles avec des dents puissantes, et des canines comme des crocs ".

    Les tropis taillent les pierres avec un soin et un art singuliers, en forme de "coup-de-poing" ce qui permettrait à Leroi-Gourhan d'évoquer effectivement les techniques en usage à tel stade du genre Homo ergaster ou habilis.
    Les tropis disposent d'un langage primitif — une centaine de cris articulés.
    Les femmes ont "de vraies hanches et une poitrine très féminine", et se différencient nettement par leur "apparence gracieuse et délicate" des mâles. Le corps s'érotise, favorisant l'attirance sexuelle. Il s'agit bien là d'une caractéristique du genre Homo.
    En outre, les chercheurs découvrent-ils dans les grottes des traces de feu, des litières de feuilles, des restes de tapir et de porc-épic.
    Mais c'est le feu qui irrésistiblement permet de rapprocher les tropis d'Homo erectus.

    L'équipe scientifique qui accompagne le journaliste Douglas Templemore aurait eu tout le temps d'étudier à loisir les tropis si un événement inattendu n'avait perturbé les recherches : en effet une compagnie forestière exploitant l'hévéa, prête attention aux caractéristiques des tropis. Leurs capacités physiques, leurs dons d'imitation en feraient d'excellents ouvriers au sein d'un vaste projet d'industrie lainière. Cette main-d'oeuvre gratuite permettrait à l'Australie de concurrencer l'industrie textile britannique.

    Douglas Templemore a commis volontairement un meurtre sur son propre rejeton. Il se livre à la justice afin que son geste soit reconnu comme homicide.
    A la barre du Tribunal se succèdent les spécialistes : anthropologues, paléontologues se querellent à propos de la forme de l'astragale par exemple, cet os de la cheville qui autorise à l'édifice du corps sa position verticale.
    Tel affirme: "La station droite : voilà l'homme. Par conséquent, la forme de l'astragale, qui soutient tout, était mince, c'est un singe ; large et épais, c'est un homme. Voilà."
    Tel autre prétend que la forme du pied des tropis est très proche de celle du singe. Il s'ensuit donc que les tropis appartiennent au phylum des singes et "ne peuvent se trouver dans celui qui aboutit à l'homme". Ce savant mentionne Lamarck — pour le critiquer — et son école.

    Lamarck relie les singes aux hommes, écrivant : "si d'aventure un anthropomorphe s'éloignait des arbres et se redressait, alors..." .
    Mais depuis Darwin le schéma de l'évolution est à l'opposé du transformisme de Lamarck, théorie qui néanmoins ouvrit d'étonnantes perspectives : elle enseigne notamment que "le temps et les circonstances favorisent l'émergence de formes de plus en plus complexes, de plus en plus perfectionnées. C'est un processus évolutif ." (Pascal Picq)
    Il est logique que Lamarck, marqué par la philosophie des Lumières, ait conclu à une tendance au progrès menant les êtres vivants à des niveaux d'organisation de plus en plus élevés.
    Ainsi l'évolution est-elle marquée par une tendance au perfectionnement.
    Mais pour Darwin, la sélection naturelle n'a pas de but.

"La sélection, c'est que subsistent et prospèrent les formes les plus adaptables..." (Vercors).

    Pourtant la verticalité liée à la bipédie entraîne bien une modification du cerveau chez les hominidés, laquelle suit un sens précis: la complexification. C'est ce que l'on nomme l'orthogenèse. Elle amènera à différencier les grands singes de l'homme en multipliant chez ce dernier les connexions neuronales. Car après tout, il n'y a guère d'écart entre le nombre des cellules dans le cerveau de l'homme et dans celui d'un grand singe.
    La sélection sans but des individus munis d'emblée des meilleurs aptitudes, s'oppose évidemment à l'orthogenèse mystique, celle d'un Teilhard de Chardin que Vercors évoque sans le nommer. Au moment où le roman paraît (1952), l'oeuvre paléontologique — et les découvertes — de Teilhard de Chardin connaissent un vif retentissement.

L'expédition qui découvre les tropis comporte un bénédictin irlandais, le père Dillighan et Vercors le présente précisément en tant que partisan de l'orthogenèse :

" Il [Dillighan] pense que les mutations ne se font pas au hasard, par sélection naturelle, mais qu'elles sont provoquées, dirigées, qu'elles obéissent à une volonté de perfectionnement... "

    Pour Teilhard de Chardin, l'évolution, loin d'être un processus hasardeux reflète une spiritualisation progressive de la matière ; alors que la théorie darwinienne correspond à un mécanisme d'adaptation pragmatique, en quelque sorte.
    Mais ni la sélection naturelle, ni l'orthogenèse ne suffisent à expliquer "l'extinction brusque de certaines espèces en pleine prospérité" (Vercors). Nous reviendrons sur cette remarque.
    En tout cas, l'orthogenèse, me semble-t-il, peut difficilement justifier la survivance des espèces a priori supposées disparues — celles qui intéressent les cryptozoologues en particulier; le coelacanthe demeurant en l'occurrence un exemple frappant.

    Il convient de souligner que dès les quarante premières pages, le roman de Vercors évoque les théories fondamentales de la paléontologie moderne, soulève des questions de fond et hisse le lecteur à un niveau de réflexion élevée.
    Le lecteur ne peut s'empêcher de réfléchir à la plausibilité d'une interfécondation entre deux espèces. En principe, l'interfécondation est impossible. Les sous-espèces ou races sont interfécondes. Mais les genres, qui coiffent les espèces et les races ne peuvent en aucun cas se féconder.
    La preuve de l'humanité des tropis, qu'apporte Douglas Templemore, sera l'enfant né d'une tropi.
    Si les tropis sont des singes, ils possèdent quarante-huit paires de chromosomes alors que l'homme en possède quarante-six. La différence est mince. Elle varie parfois et l'enfant trisomique se caractérise par un chromosome en plus. Il n'en appartient pas moins à l 'espèce humaine.

" ... une observation de Darwin a montré que, chez les canards par exemple, le croisement de deux races domestiques éloignées donne un produit qui ressemble au canard sauvage. Le fait s'explique par la tendance du métis à ne développer que les caractères communs aux deux parents; or il est évident que ces caractères communs ne peuvent se retrouver que chez leur ancêtre commun, c'est-à-dire chez l'animal sauvage. Dans le cas qui nous préoccupe, l'enfant peut avoir rassemblé sur lui les caractères simiens de l'ancêtre commun au Paranthropus et à l'homme, c'est-à-dire à quelque antique primate " (Vercors).

    Or il y a là un barrage qui, dirait-on, ne peut être franchi.
    Les Paranthropes, succédant aux Australopithèques, n'appartiennent pas au genre Homo. Vercors aurait, scientifiquement, dû parler d'Homo erectus et non de Paranthropus.
    Cependant, ceci nous amène à rappeler que "le paléoanthropologue ne dispose évidemment d'aucun moyen pour expérimenter, ou même, plus simplement, constater l'interfécondité de formes fossiles..." (Yves Coppens).

    On peut à juste titre s'interroger sur l'hybridation être humain / fossile vivant : en effet, tel chercheur de terrain, Ed Fusch en la circonstance, affirme connaître des métis d'homme et de Sasquatch habitant le comté d'Okanogan, Etat de Washington.
    Voici un extrait du rapport rédigé par Ed Fusch alors qu'il était étudiant en anthropologie. Il s'agit du compte-rendu de l'enlèvement d'une jeune femme mariée appartenant à un groupe d'indiens (Lake Band of Indians) résidant sur la réserve des Colvilles. Dans la langue Salish de ce groupe, Bigfoot est appelé Skanicum. La jeune femme échappa à ses ravisseurs au bout de deux mois. Elle donna par la suite naissance à un fils, Patrick, dont la structure physique se différenciait de celle des autres membres de sa tribu :

" ... ses bras étaient très longs, descendant jusqu'aux genoux. Il était petit - 1m75 (sa mère était très petite), possédait un front plongeant, une très forte mâchoire inférieure, une bouche très large aux lèvres droites et avec des dents proéminentes. Il était légèrement voûté, avec une sorte de bosse. Ses oreilles allongées, pointues, étaient à leur sommet recourbées vers l'extérieur. Ses mains étaient grandes, les doigts longs. On le décrivait comme un homme laid à l'intelligence vive. Il fréquenta l'école de la Réserve Colville où il se montra brillant. Il fut fermier et mourut à l'âge de trente ans et on l'enterra dans la Réserve " .

    Patrick eut deux fils qui moururent en bas âge et trois filles qui, en 1994, habitaient l'état de Washington (la plus âgée, Marie-Louise, avait 65 ans).
    Louie, Indien de la Bande Colombia-Moses "connut Patrick tout au long de sa vie et se souvient précisément de lui et de sa famille. Il travailla à la ferme de Patrick entre 1925-1930 et le décrit comme un idiot mesurant environ 1m70, avec des oreilles, une bouche et des dents dépassant la taille normale ; doté de grandes mains, il était un excellent joueur de cartes qui semblait, d'instinct, connaître le jeu de ses adversaires" (Ed Fusch).
    Les descriptions de Skanikum fournies par l'entourage de Patrick - et certains des traits corporels de ses trois filles — correspondent en de nombreux points à celles des tropis de Vercors; jusqu'aux "sons organisés, laissant croire qu'ils ont un langage".

    Je demeurai ébahi à la lecture du rapport d'Ed Fusch. Il m'en confirma la teneur de vive voix, chez lui. Je souhaitais confirmation de ses dires. Un jour, en mai 1994, je l'interrogeai en présence d'un Indien de la tribu Okanogan (Réserve des Colvilles). Mes deux interlocuteurs ne se démentirent aucunement.
    Quelle est la valeur scientifique d'un tel témoignage en l'absence d'examens anatomiques et biologiques ?
    S'agit-il d'un simple conte folklorique?

    En tout cas, le compte-rendu d'Ed Fusch, dont la sincérité ne peut être mise en doute, évoque irrésistiblement le roman de l'américain Birney Dibble, Pan (1980), qualifié par l'éditeur de "cauchemar génétique". Un universitaire, le Dr. Reynolds et son épouse Sylvia ont installé un laboratoire de micro-biologie dans leur résidence. Dans une pièce équipée en nursery, ils élèvent un bébé de sexe féminin humain, Pénélope, qui vivra prisonnière jusqu'à sa quinzième année. On projette des films montrant des chimpanzés. On lui apprend le langage des signes. Une ou deux fois par semaine, on lui montre un film dans lequel un chimpanzé communique par signes. Le professeur humain n'y apparaît pas et Pénélope suppose que l'animal s'adresse à un autre chimpanzé, ou à elle-même peut-être.
    L'Expérience menée par le Dr. Reynolds est résumé par son épouse en ses termes :

"Tu essaies de prouver qu'il y a une continuité entre Homo sapiens et le reste de la nature. Tu essaies de prouver que Stephen Jay Gould avait raison de dire que la seule alternative honnête est d'admettre une stricte continuité de nature entre nous-mêmes et les chimpanzés."

    Puis les époux Reynolds se procurent un bébé chimpanzé qui sera élevé à la manière du chimpanzé Washoe.
    Incidemment, rappelons que le romancier Robert Merle a illustré la relation homme-chimpanzé, s'inspirant de l'éducation de Washoe, dans son livre Le Propre de l'Homme (1989). Il y montre que notre rapport au monde est en train de changer, quand nous voyons un chimpanzé émerger peu à peu, grâce à ses amis humains, des "ténèbres muettes du règne animal", pour entrer en communication avec notre espèce.

    Mais les projets du Dr. Reynolds sont d'un autre ordre : ils visent à appareiller les gènes et les chromosomes des espèces les plus évoluées, par hybridation d'Homo sapiens et de Pan troglodytes.
    Ainsi Reynolds saura si notre différence avec les chimpanzés est une question de nature ou bien simplement de degré.
    Pénélope, lors de sa douzième année, partage sa vie avec Hermès, le chimpanzé. A l'âge de quinze ans, suite à l'insémination artificielle opérée par Reynolds, elle porte l'enfant d'Hermès, transformée en reproductrice bouffie, léthargique, repoussante. Elle meurt lors de l'accouchement ; son rejeton survit et les Reynolds le baptisent Pan, du nom de la divinité moitié homme moitié bête que les Grecs vénéraient, fils d'Hermès et de Pénélope.
    John Reynolds lui révèle à la fin de son adolescence qui il est :

 "Tu es le produit d'un rêve, d'une vision. Tu détiens la clé de notre avenir. Toi seul sait ce que l'on ressent lorsqu'on descend de deux lignées royales de primates. Toi seul peut remonter à l'époque où, il y a dix millions d'années, nos deux lignées divergèrent, lorsqu'une mutation eut lieu qui sépara à jamais le genre Pan du genre Homo... Tu es unique. Il n'y a jamais eu quelqu'un tel que toi auparavant, dans l'histoire de l'univers !"

    Il y a quelques années, en 1987, un anthropologue italien, Brunetto Chiarelli déclarait que l'hybride homme-singe est techniquement possible :

"A ma connaissance, une expérience de ce genre a déjà eu lieu en Amérique. La grossesse a été interrompue avant terme... Nous pourrions produire des êtres sous-humains à qui l'on confierait des travaux répétitifs et peu valorisants... Je comprends que la présence dans des anthropoïdes de gènes humains puisse heurter la morale commune. Il serait, en revanche, éthiquement irréprochable d'utiliser ces êtres comme réservoirs d'organes destinés à la transplantation."

    Les Animaux Dénaturés et Pan soulèvent les problèmes moraux posés par les manipulations de la bio-ingénierie. Le clonage qui équivaut à une forme d'hybridation, par un échange massif de patrimoine génétique, autoriserait donc le croisement d'humain et de grand singe.
    Supposons que l'on trouve réellement des tropis. Il y aura sans nul doute des parents qui voudront trouver parmi eux des mères porteuses au nom à priori de bons sentiments. On peut cependant envisager une exploitation esclavagiste du ventre de ces mères - payées ou non - et elles porteront un enfant étranger, tandis que les soi-disant parents vaqueront à leurs occupations.
    D'autre part, la possibilité de greffes d'organes conduit les généticiens à intégrer un potentiel génétique humain dans le génome d'espèces animales. Puisque les services chirurgicaux manquent d'organes, faut-il envisager des échanges plus étendus entre les animaux et les hommes? Au risque de voir proliférer les trafics d'organes .
    Nous sommes loin du Code de l'Empereur Justinien (6e siècle après J-C) qui décrétait que tout être monstrueux devait être mis à mort.
    Aujourd'hui, en France, le Conseil d'État convoque les médecins afin de se pencher sur les problèmes de Bio-éthique et en profite pour souligner les principes d'inviolabilité, de respect de l'intégrité du corps humain. Mais les juristes et les biologistes, de nos jours, ne sont guère plus avancés que les personnages de Vercors. Peut-on fonder la définition de l'être humain sur la génétique ? Si l'appareillement humain/grand singe est possible, y-a-t-il automatiquement apparition d'une vie humaine?

    Que l'on crée un tropi, ou que l'on trouve un homme sauvage, l'embarras sera grand. C'est en jouant de cet embarras que lors des étés 1995 et 1997, à Carson, état de Washington, la Western Bigfoot Society constitua un tribunal fictif, composé d'experts authentiques : un ex-juge, un juge en activité, Nancy Logan, auteur de Children of a lost spirit , sa mère Ruth McFarland, généticienne, un médecin, un linguiste, Robert Pyle auteur de l'étude Where Bigfoot Walks. On y jugeait Larry Lund, vrai chercheur de terrain, accusé du "meurtre" d'un Bigfoot.
    Sur un scénario improvisé sur place, les protagonistes ont recréé le procès du roman Les Animaux Dénaturés.

    Dès 1969, les membres du Conseil du Comté de Skamania, état de Washington, avaient officiellement pris des mesures de protection en faveur de Sasquatch, alléguant entre autre :

"Attendu qu'il y a des éléments qui indiquent l'existence possible dans le Comté de Skamania d'un mammifère primate nocturne décrit comme une créature simienne ou une sous-espèce d'Homo sapiens.
"Attendu que cette créature est généralement et communément connue en tant que Sasquatch, Yeti, Bigfoot ou "Singe Géant Velu".
"Par conséquent, est-il décidé que toute mise à mort préméditée, délibérée et injustifiée d'une telle créature sera considérée comme un crime punissable d'une amende n'excédant pas 10000 dollars et /ou d'une peine de prison pendant une période n'excédant pas cinq ans".

    Si l'on avait demandé à la défunte Diane Fossey si les tropis sont humains — ou si l'on posait la question à Jane Goodall — on imagine sans peine leur réponse.
    Mais dans le roman de Vercors, il appartient au jury qui n'a aucune connaissance approfondie du droit, de la biologie ou de la paléontologie de prendre une décision : les témoignages des spécialistes qui se succèdent à la barre des témoins auront cependant eu l'effet d'instaurer le doute dans l'esprit des jurés. Ces derniers ont désormais l'impression qu'après tout, les tropis sont plus que des animaux évolués.
    Le président du tribunal, quant à lui, s'est déjà fait son opinion: son attention a été attirée par une pratique des tropis qui, se nourrissant habituellement de viande crue en fument cependant une partie avec soin. Non pas dans le but de la conserver mais afin de pratiquer "une très primitive adoration du feu, un hommage rendu à son pouvoir magique de purification et d'exorcisme." (Vercors)
    Ce rituel constitue un "signe rudimentaire d'esprit religieux", inconnu chez les animaux.
    Mais une fois le procès clos par une issue heureuse, les principaux protagonistes se prononcent pour une définition plus large de la notion d'humanité : c'est une dénaturation, un arrachement à la nature. Or cette lutte qui fait de nous des animaux dénaturés doit se poursuivre dans la dignité et le respect de la vie.
    La dénaturation, loin de constituer une perversion, est une inversion exigeant effort et vigilance: c'est une des voies de la liberté humaine. Elle devrait, au plan éthique ou juridique, mener à définir un droit de l'environnement — question brûlante aujourd'hui — qui viserait à protéger cet environnement considéré comme patrimoine mondial.

    Le crâne des tropis ressemble par certain traits à celui de l'Homme de Néanderthal. Voici une autre énigme qui passionne grand public et spécialistes depuis fort longtemps.
    Néanderthal apparut il y a 100 000 ans. Considéré comme une brute primitive, il fut récemment réhabilité : grand chasseur, il sait aussi profiter des poissons et des végétaux. Il pourchasse le renne, voire le loup et l'ours dont il utilise la fourrure. Il est équipé de lances à pointes de pierre, fabrique — selon la technique dite de Levallois — des outils pour travailler les peaux ou le bois. Il maîtrise le feu, construit des huttes, enterre rituellement les morts, se pare de colliers d'ivoire ou de dents de carnivores, manie les symboles et pratique l'entraide.
    Pendant des millénaires, Néanderthal et Homo sapiens vont cohabiter, en Asie et en Europe. Il est probable que deux espèces d'hommes différentes, non interfécondes dit-on, existaient en Europe jusqu'à -35 000 ans.

    Pourquoi l'une des deux s'est-elle éteinte? On ne peut que formuler des hypothèses. Celle du paléontologue Pascal Picq se résume ainsi : les premiers hommes modernes (Cro-Magnons) exploitèrent plus efficacement les ressources locales, disposant entre autre d'armes de jet. Leur croissance démographique s'accrut et ils évitèrent ainsi l'isolement génétique.
    L'inverse se produisit chez les néanderthaliens, réfugiés dans des zones de plus en plus séparées.

"La rupture de flux génétique entre elles et la baisse sensible de la démographie entraînent les effectifs vers des niveaux critiques, sanctionnés à terme par l'extinction." (Pascal Picq).

    Dans ce scénario, il n'y a pas obligatoirement de conflits sanglants entre les deux espèces pour expliquer cette "fin de l'humanité plurielle".

    En 1996, l'américain John Darnton signa l'excellent roman Neandertal qu'Eric Joye présenta dans la revue Cryptozoologia.
    L'auteur y décrit un être fort éloigné des clichés en vogue au début du siècle :

"... la mauvaise plaisanterie de la nature, l'impasse de l'évolution — notre pauvre cousin simiesque, ce demeuré au pas traînant qui a raté son entrée en scène... Eh bien, rien n'est plus loin de la vérité".

    Brièvement, voici l'intrigue mise en place par J. Darnton. Le Pr. Kellicut est parti au Tadjikistan, république située au nord de l'Afghanistan, intrigué par une dalle ornée de pictogrammes qui représentent une bataille entre deux groupes d'hommes primitifs. La dalle fut découverte en 1910 dans la ville de Khodzant, chez un marchand.
    Parmi les combattants, "l'un des clans était en effet caractérisé par un front étrangement fuyant, s'achevant par une série de plis ou de bourrelets au-dessus de l'arcade sourcilière".
    Deux chercheurs, Matt Mattison et Susan Arno partent à la recherche du Pr. Kellicut dont on est sans nouvelles.
    Je laisserai de côté les qualités littéraires de l'ouvrage qui maintient constamment le lecteur en haleine et sait ménager de spectaculaires coups de théâtre. Je me contenterai ici de relever quelques courts extraits de l'ouvrage qui ont suscité de ma part intérêt et réflexion.

    Ainsi suis-je tombé en arrêt devant cette méditation intérieure de l'un des chercheurs, Matt, qui imagine un homme préhistorique se dressant sur les lieux mêmes ou il effectue des fouilles :

"Pouvait-on, même une fraction de seconde, établir un lien avec la scène primitive et grandiose qui s'était déroulée ici des millénaires plus tôt ?"

    Matt songe à Kellicut, qui fut son maître à l'Université d'Harvard :

"... il n'avait pas tardé à partager la fascination que Kellicut éprouvait à l'égard des "anciens" — non pas les Grecs et les Romains, qui nous ont légué tant de témoignages écrits et nous sont donc relativement familiers, mais nos plus lointains, nos véritables ancêtres, ces créatures encore inachevées qui s'apprêtaient à devenir des hommes."

    La collègue de Matt, Susan, se pose la question qui hante les paléontologues :

"Ces deux branches [Homo sapiens neanderthalensis et Homo sapiens sapiens] se sont-elles rencontrées ? Ont-elles échangé des idées, des outils ? Ont-elles chassé, procréé ensemble ? Se sont-elles combattues ?"

    Pour certain chercheur, on ne peut "exclure la possibilité d'une fusion entre les deux groupes de population".
    Pour Matt, les gènes de l'homme moderne auraient assimilé, intégré ceux de Néanderthal : "les deux sous-groupes, initialement distincts, finirent par n'en former qu'un seul". Il en résulte que l'homme de Néanderthal est présent en chacun d'entre nous.
    Mais s'il n'a pas survécu en tant que groupe, ce serait parce qu'il ne possédait pas "un spectre linguistique très étendu, la capacité d'une pensée abstraite ne s 'est jamais développée chez lui. Comme les relations sociales devenaient un facteur de survie de plus en plus déterminant, il a perdu la partie".
    Un autre chercheur oppose à Matt que Néanderthal a pu compenser son inaptitude au langage articulé par une forme de communication non-verbale : la télépathie par exemple qui immanquablement renvoie à Bigfoot — car, disent certains, c'est ainsi qu'il s'exprime.
    Nous nous retrouvons en terrain cryptozoologique lorsqu'un collègue de Matt ouvre un dossier contenant 171 empreintes de pas, des photos d'excréments, de poils, des rapports d'observation provenant surtout de villageois analphabètes, qui sont rarement pris au sérieux.
L'auteur mentionne d'ailleurs une expédition de 1958 menée par Boris Porchnev dans les montagnes du Pamir, là où se déroule l'action de son roman.
    Le Pr. Kellicut, quant à lui, a bien découvert un groupe survivant de Néanderthaliens, adorateurs d'une divinité zoomorphe, mi-ours, mi-humain, chasseurs et dévoreurs des cervelles de leurs victimes, agressifs et organisés. Ils vivent dans des grottes à flanc de montagne et effectuent des expéditions sanglantes contre les Homo sapiens qui vivent en plaine. Ces sapiens sont fort différents :

"Ils vivent dans un état de béatitude intégrale. Songez un peu : ils sont végétariens, pacifiques, ils ne tuent pas les animaux, pas plus qu'ils ne se battent entre eux... La seule chose qui compte, c'est la tribu."

    Désormais, l'Histoire se mue en parabole décrivant la lutte d'Abel et de Caïn.
    Si la tribu de Caïn se montre brutale et belliqueuse, le comportement des Sapiens en est la cause. La dalle aux pictogrammes de Khodzant décrit une succession de combats — et non les phases d'une même bataille. Néanderthal aurait tenté de vivre en paix avec sapiens qui, à chaque fois, se serait montré pacifique pour endormir la confiance de son voisin, et l'exterminer par surprise.
    La victoire de sapiens fut obtenue grâce à la duplicité et à la fourberie. Tel est le secret de la disparition de Néanderthal, selon John Darnton.
    A cet égard, il convient de citer Bernard Heuvelmans :

"C'est à la capitalisation des acquis culturels, rendue possible par la parole, qu'est due en définitive l'accélération foudroyantes des progrès techniques. Et c'est sans conteste l'ampleur de l'adaptation, de l'exploitation et, il faut bien le dire, de la destruction de l'environnement, qui caractérise le mieux l'espèce humaine par rapport à tout le reste du monde animal, docilement adapté, lui, à son milieu.
"Bien entendu, les autres êtres vivants font partie eux aussi de l'environnement, et en particulier des espèces les plus proches, et de ce fait rivales. Aussi est-ce également une des caractéristiques frappantes de l'Homo sapiens que sa faim de destruction et d'asservissement des autres espèces animales, bien au -delà de ses besoins élémentaires, et, par-dessus tout, sa persécution tenace de tous ses rivaux. Le fait est qu'un des facteurs primordiaux de l'évolution des Hominoïdes a été ce souci d'élimination des frères et des cousins occupant des niches écologiques susceptibles de conquête."

 

    Un romancier de talent — c'est le cas de John Darnton — parvient à créer par ses romans, de véritables machines à voyager dans le temps: la précision des paysages décrits, les modes de vie et les rituels de ses habitants, la vitalité des personnages, de la faune et de la flore y contribuent grandement.
    En parcourant les lignes consacrées par Darnton à la divinité des Néanderthaliens en forme d'ours, je songeais à une illustration de l'étude d'Arthur Versluis consacrée aux traditions amérindiennes . Elle représente un indien Huron qui, à l'aide d'un calumet, souffle la fumée sacrée dans la gueule de l'ours brun qu'il vient de tuer. Le chasseur fait la paix avec l'esprit, qui vient de s'envoler, de l'animal.
    De même, en quelques lignes, Darnton parvient-il à évoquer un personnage qui joue un rôle important dans les sociétés anciennes, le shaman :

    "Le shaman habitait une hutte à part, la seule munie d'une porte, qui restait toujours fermée. Elle était entourée d'un fossé où se dressaient de petits totems ornés de touffes de poils et de dents et il émanait d'elle une odeur nauséabonde".

    Dans un roman en date d'août 2000, Ray Crowe, éditeur du bulletin de la Western Bigfoot Society, à Portland, Oregon, dépeint avec brio le parcours initiatique de Chak, le jeune Paléo-Indien. Les aventures du héros débutent en 8105 avant notre ère. Ray Crowe établit le parallèle entre un amérindien d'aujourd'hui, étudiant en anthropologie, qui s'appelle Chad. Il découvre une figurine de basalte représentant une chouette, au cours de fouilles près du lac Moïse (Moses Lake), état de Washington.
    Cette statuette fut sculptée il y a 10 à 15000 ans auparavant, à la fin de la dernière période glaciaire. Chad conserve cette découverte pour lui et enterre, pour la seconde fois, la statuette dans la tombe de ses oncles. Chad, dans ses rêves, voit se dérouler la vie de son lointain ancêtre Chak, boiteux, comme lui. Petit à petit, Ray Crowe estompe le personnage de Chad pour se consacrer uniquement aux pérégrinations de Chak.
    Un — voire plusieurs — extrait(s) de journaux, magazines ou études coiffe ou conclut les paragraphes. Ainsi, tiré du Oregon Daily Journal :

"12 février 1936. On découvre des traces d'hommes préhistoriques dans notre état.
"La vision d'un homme préhistorique, de Néanderthal ou de Cro-Magnon, parcourant les plaines de l'est de l'Oregon entre -15 000 et -50 000 ans, parfois chassant, parfois évitant simplement les étranges animaux de cette époque, aujourd'hui disparus, cette vision fut évoquée lors d'un rapport récent du Muséum d'Anthropologie de l'Etat d'Oregon."

    Ainsi l'auteur ponctue-t-il son propos d'apartés factuels qui se fondent harmonieusement dans la description du Pacifique Nord-Ouest, avec ses transformations (glaciations, éruptions volcaniques, inondations passées), les changements subis par la flore — les pins sont remplacés par les pins Douglas et les cèdres —, les progrès techniques réalisés par les populations. A cet égard, on voit par exemple des chasseurs utiliser des bolas, constituées de trois pierres attachées à des lanières, projetées sur des canards. S'enroulant autour du cou ou des pattes, elles immobilisent le gibier.
    On évoque le tigre à dents de sabre, ou le castor géant; ce dernier subit l'assaut des chiens des chasseurs :

"Les chiens, dans une frénésie d'aboiements, chargèrent le castor, aussi grand qu'un ours et qui n'était pas décidé à céder un pouce de terrain... Les chiens étaient assez vifs pour éviter les incisives jaunies, semblables à des lames, des castors au pelage noir, mais ils ne pouvaient que les harceler, à défaut de pouvoir les approcher de trop près."

    Au fil des pages, le romancier déroule une fresque préhistorique inscrite en grande partie dans le paysage présent, l'embouchure du fleuve Columbia jusqu'à sa partie nord, aux alentours de Grand Coulee pour aboutir à l'est, sur la côte qui abrite aujourd'hui Vancouver et Seattle, avant de revenir au point de départ.
    Et le lecteur s'immerge dans ce paysage, prend part à la pêche au saumon à l'aide de lances à double ou triple pointe, assiste au lancement du propulseur (atlatl), observe la construction des "maisons longues" (lodges) des peuples de la côte.
    A tel endroit, on voit "une hutte particulièrement grande pour le shaman, où la société secrète des hommes se rassemblait souvent pour prendre des décisions à propos de la bonne marche des affaires de la tribu et se livrer à des danses rituelles secrètes".

    Ray Crowe réussit à dépeindre la vie de nos proches ancêtres au travers des paléo-indiens, n'hésitant pas à évoquer les êtres et les événements qui les précédèrent. L'ensemble compose un tableau puissant des âges anciens.
    Dans la chaîne montagneuse des Cascades par exemple, l'auteur explique comment, il y a 30 million d'années — ère du Miocène — des couches de basalte s'écoulèrent par des failles dans la croûte terrestre... Sous la surface refroidie, des tunnels ou tubes de lave se formèrent. L'un d'eux, Ape Cave, fut baptisé ainsi, car on raconta un jour que Bigfoot vivait dans les parages, près du Mont St Helen.

    C'est précisément près du Mont St Helen, le 18 mai 1980 que nous retrouvons Chad, l'alter ego de Chak, le Paléo-Indien : le volcan entre en éruption. L'histoire de la Terre poursuit son cours, à la dernière page du livre.
    Dans le décor planté par Ray Crowe, on s'attend à voit apparaître Bigfoot. On dirait que Ray Crowe prépare l'entrée en scène de Bigfoot en mentionnant à plusieurs reprises l'existence d'horribles géants velus, malodorants, qui volent l'esprit des chasseurs pendant leur sommeil.
Ces "skookums", aujourd'hui considérés comme des croque-mitaines, à la manière de l'ogresse de la forêt Dzonoqwa (Indiens Kwakiutl), renvoient peut-être à des souvenirs confus d'êtres frustres — pourquoi pas des Néanderthaliens ?
    Il suffit d'une fois — une seule sur l'ensemble du roman — pour que la fresque dessinée par Ray Crowe acquiert toute son ampleur.
    Voici le passage en question (p. 104) ; Chak, accompagné de son ami chasseur Hyak est dérangé dans son repos :

"Les explorateurs s'éveillèrent d'un sommeil profond à cause d'une pestilence dont ils ne trouvaient pas l'origine. La puanteur était horrible. Ils en découvrirent la source en même temps, après avoir, furtifs, longé la courbe d'une prairie.
"On les appelaient Sasquatch. Velus et laids, énormes et malodorants. Ils étaient deux fois plus grands que Chak ou Hyak. Ce peuple de la montagne était venu jusqu'à prairie pour y déterrer des racines. Recouverts d'excréments et des reliefs de leur repas, leur odeur de pourriture agissait en guise d'avertissement, éloignait les prédateurs et décourageait puces et moustiques. Très fortes mais très timides, ces créatures, à la vue de Chak et de Hyak, se précipitèrent à l'abri des hautes frondaisons. Hyak lança un épieu mais les créatures étaient trop éloignées. Ils espérèrent les rencontrer de nouveau... et Hyak cette fois ne raterait pas son coup."

    En étudiant le sol, les deux compagnons relèvent les empreintes monstrueuses imprimées dans la boue par les fuyards.

    A cet instant, je n'ai pu m'empêcher de penser à l'Histoire racontée par un vieil Indien à son neveu. Il s'agit d'un rêve que je résumerai comme suit : le conteur, Uncle Big Snake, marche dans la forêt. Il aperçoit des dépressions dans le sol, en forme d'empreintes, assez grandes pour qu'il puisse s'y allonger. Puis, il avise une carcasse de daim en partie dépecée et déchiquetée. Il remarque les pierres taillées enfoncées dans les morceaux de chair qui restent. Entendant des bruits, Big Snake découvre au travers des fourrés un géant, sale et puant. Il apprendra plus tard de la bouche d'un guerrier d'une tribu voisine qu'il y a en réalité deux géants :

"Ils vécurent un temps ensemble, comme deux frères, mais par la suite chacun voulut plus qu'il ne lui en fallait. Alors ils se disputèrent, s'insultèrent, et chacun prétend que l'autre est malfaisant. Ils sont trop occupés à se battre pour remarquer que tout ce qui les entoure est empli de tristesse."

 

Conclusion.

    En ce qui me concerne, j'accueille tout texte susceptible d'éclairer l'origine de l'homme et son évolution. Les contes, les études scientifiques, les réflexions philosophiques tout autant que la poésie, voire certaines considérations d'ordre ésotérique sont à même d'éclairer les mystères de l'évolution.
    Il me semble qu'aucun domaine à lui seul ne suffit à cette quête. Au contraire, les différentes disciplines, paléontologie, anthropologie, zoologie — et cryptozoologie —, ethnologie, biologie, folklorisme, histoire des religions apportant chacune leur pierre à l'édification de la pyramide de l'évolution. Il appartient à tout individu poussé par la curiosité de puiser dans les matériaux multiples qu'offrent bibliothèques, vidéothèques et musées, afin d'échafauder sa propre pyramide de l'évolution. En sachant bien sûr qu'une telle construction se modifiera au fil des découvertes.

    Mais je ne peux m'empêcher de privilégier dans mes choix personnels, les pistes éblouissantes que constituent l'art — sous forme picturale ou sculptée — et l'étude des rites qui témoignent d'un dépassement de l'être par rapport à sa simple condition matérielle, à ses besoins immédiats. A cet égard, les études de Franz Boas et d'Arthur Versluis témoignent d'une ouverture sur le monde particulière. Ils nous apprennent à regarder et surtout, à comparer; en juxtaposant les réalisations d'un "primitif" amérindien avec celles de son alter ego africain, australien ou sibérien par exemple. Cette voie comparatiste est riche en enseignements. Pour combien de temps encore? Car le rêve d'uniformisation des adorateurs de l'Internet ne laisse guère de temps à vivre, à ceux qui sont toujours en chair et en os les représentants les plus directs des hommes des origines, Boshimans, Papous, Amazoniens, Eskimos, Sibériens...
    Quant aux voies ouvertes par C.G. Jung et Mircéa Eliade, gardons-nous de les fermer avant terme. Elles n'ont pas encore donné tous leurs fruits.

    La littérature de son côté joue un rôle libérateur. Elle délivre des contraintes inhérentes à chaque discipline citée plus haut. Elle puise à loisir dans toutes ces sciences. Elle obéit à l'intuition — caractéristique foncièrement humaine ? Je n'en sais rien, mais sans doute aucun, génératrice d'oeuvres originales, susceptibles de susciter questions, remises en cause salutaires et révisions de points de vue. La littérature se transforme alors en invitation à acquérir un gay sçavoir, comme l'entendait Rabelais, fort éloigné de la pesanteur des systèmes et des doctrines.

 

Addendum : Le Chasseur.

    Avec Le Chasseur, l'Australienne Julia Leigh signe un roman cryptozoologique sans lien avec nos ancêtres humains ou humanoïdes. Il s'agit d'une longue traque menée quelque part en Tasmanie, grande île située au sud-est de l'Australie, afin de tuer un thylacine. Le chasseur désigné par la lettre M est officiellement naturaliste, chargé de mission par l'université. En réalité, probablement ancien militaire, il est employé par une multinationale de biotechnologie :

 "... en analysant un poil prélevé sur un louveteau empaillé de musée, les concepteurs d'armes biologiques ont réussi à reproduire l'empreinte génétique du thylacine... Sera-ce un virus ou un antidote? M n'en sait rien et ne veut pas le savoir..."

    On sait que le Tigre de Tasmanie ou thylacine, marsupial carnivore, disparut en septembre 1936 lorsque le dernier specimen connu mourut dans un zoo à Hobart en Tasmanie. Éliminé au nom de la protection du cheptel ovin, le thylacine a depuis été l'objet de rapports de témoins, dont certains émanent du continent.
    Le héros du roman est un véritable prédateur, sans défaut dans son rôle d'exterminateur 

"Dans sa poche, il récupère deux ou trois poignées de crottes de wombats et de wallabies ramassées en route et avec un peu d'eau, les réduit en une pâte puante. Il s'enduit le corps (bottes comprises) de cette pâte, se muant en une créature humanoïde, une bête insolite pas tout à fait méconnaissable."

    Technicien du pistage, M cache ses pièges dans la forêt : "Goupilles, chaînes, mâchoires broyeuses: tout cela évoque le Moyen-Âge...".
    Lorsqu'un wallaby tombe dans le piège, M procède au dépeçage de l'animal afin "de garder la main et de s'occuper".
    Rien ne doit le détourner de son but, tel l'archer qui tend son arc. Et pour cela, il doit s'identifier à la cible, devenir animal autant que faire se peut :

"quand il n'arrive pas tout à fait à décider quelle piste suivre, ... , il pose son sac, se met à quatre pattes et observe. Il renifle, fait couler l'air frais sur ses membranes nasales. En arrêt."

    Il évite de faire appel à la raison lorsqu'il se sent en mal de conviction. Car malgré ses capacités de patience, de résistance au froid, à la pluie, à la faim ou à la douleur, une certaine lassitude s'empare de lui. Mais alors la raison lui apparaît nocive pour lutter contre cette "frivolité" :

"Le raisonnement, le calcul : c'est un circuit fermé. D'autre trappeurs qu'il a connus autrefois pensaient que cet état d'esprit dégageait une odeur rance d'homme et, pour éviter qu'il se manifeste, ils proscrivaient toute référence à des problèmes d'homme."

    Robert Pyle, écrivain naturaliste, auteur de Where Bigfoot walks (1995) décrit une rencontre avec un groupe de chasseurs, lors d'une expédition en solitaire dans la chaîne des Cascades. Un groupe d'hommes vêtus de tenues militaires camouflées, munis de coutelas et d'arcs perfectionnés, le croisèrent, visages impassibles, sans proférer une parole.
    J'ai côtoyé lors de rencontres avec des spécialistes de Sasquatch de tels chasseurs, êtres fermés à toutes considérations autres que celles qui se montreraient utiles à leur traque. Je n'oublierai jamais la tension qui s'emparait de leur regard, de leurs traits, de leur attitude lorsqu'ils débattaient de questions cynégétiques.

    M est persuadé que la proie qu'il recherche, signalée dans cette région montagnense, est une femelle, la dernière de son espèce :

 "... assurément la survie est méritoire. La dernière tigresse doit être prudente, elle doit être forte, elle doit être rusée, cruelle et sage. Et si la mutation l'a dotée de qualités nouvelles, ces qualités doivent aiguiser l'instinct de conservation et non l'émousser. Sinon elle ne serait plus en vie, sinon l'hiver aurait eu sa peau."

    On le devine, la Tigresse de Tasmanie emplit de sa présence la nature environnante.
    Elle meurt avec dignité, en plein bond, sous les balles de M :

"Elle ne ressemble nullement à la bête qu'il a connue avant. Il y a un abîme infranchissable, inimaginable entre la vie et la mort; et même lorsque la vie est au plus bas, paralysée par la maladie ou le chagrin, cette vie palpite de vigueur à côté de la mort. Maintenant son immobilité est obscène."

    Cette obscénité que la bête vient brutalement d'acquérir, par son meurtre même, facilitera à M le prélèvement des organes qu'il rapportera à son employeur.

    L'auteur aurait tout aussi bien pu décrire une chasse au Sasquatch. Sa connaissance de la nature, la froideur qui caractérise les rapports humains, l'obsédante présence de la proie invisible se seraient appliquées sans peine à l'univers du Pacifique Nord-Ouest ou au Canada.
    Les qualités littéraires de l'ouvrage — dans la lignée d'un Paul Auster — hisse ce texte au-dessus de la production romanesque habituelle.

 

 

Bibliographie sélective

Etudes:
- Louis de BONIS, La Famille de l'Homme, Belin, Paris, 2000.
- Yves COPPENS, Le Genou de Lucy, éd. Odile Jacob, Paris, 1999.
- Bernard HEUVELMANS et Boris PORCHNEV, L'Homme de Néanderthal est toujours vivant, Plon, Paris, 1974.
- Pascal PICQ, Les Origines de l'homme, Tallandier, Paris, 1999.
- Jean ROCHE, Sauvages et Velus, Ed. Exergue, Chambéry, 2000.
- Arthur VERSLUIS, Amérindiens qui êtes-vous ?, L'Or du Temps, St Martin le Vinoux, 1994.
- Arthur VERSLUIS, Native American Traditions (édition illustrée), Element Books, Shaftesbury, Dorset, U.K., 1994.

Romans:
- Ray CROWE, Shaman of the East, Western Bigfoot Society Publishing Co., Hillsboro, Oregon, 2000. [E-mail: RayCrowe@aol.com].
- John DARNTON, Néandertal, J'ai Lu, Paris, 1996.
- Birney DIBBLE, Pan, Leisure Books, New-York, 1980.
-Julia LEIGH, Le Chasseur, Actes Sud, Arles, 2000.
- Robert MERLE, Le Propre de l'Homme, Livre de Poche, Paris, 1989.
- VERCORS, Les Animaux Dénaturés, Livre de Poche, Paris, 1952.
- VERCORS, Zoo ou l'assassin philanthrope, MCLA et Ed. d'Alphacoms, Nantes, 1993.

 

Articles, rapports:
- Jean-Paul DEBENAT, Histoire de Bigfoot, Cryptozoologia, n° 25-26-27 (n° triple), Bruxelles, 1998.
- Ed FUSCH, Scweneyti and the Stick Indians of the Colvilles, 1992, chez l'auteur, P.O Box 47, Riverside, WA 98849, USA.

 

Addendum:
- Alain BERNARD, La Cuisine Préhistorique, Ed. Fanlac, Périgueux, 1998.
Petit livre illustré de dessins superbes. Extrait:
" ... l'homme de Néandertal à qui l'on a intenté tant de mauvais procès, était peut-être lui aussi un gourmet; sur le site polonais du paléolothique moyen de Cracovie-Zwierzyniec, furent retrouvés quatre foyers disposés autour d'une molaire de mammouth, et un four à coupole reposant au-dessus. Peut-être une structure pour fumer la viande... ".

 

 

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