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Un crustacé inopiné
(Neoglyphea inopinata)

(dernière mise à jour : 15 mai 2008)

 

Zoologie

Nom commun : aucun
Nom scientifique : Neoglyphea inopinata
Embranchement : arthropodes
Classe : crustacés
Ordre :  décapodes
Famille : glyphéidés
Taille : 12 cm de long
Poids :
quelques grammes
Habitat : au large des Philippines, 200 m de profondeur
Régime alimentaire : probablement plancton
Longévité : inconnue

Description :
Ce petit crustacé ressemble grossièrement à une crevette rougeâtre.

 

 

Historique de la découverte

    En avril 1975, deux scientifiques du Laboratoire des Crustacés du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris, Jacques Forest et Michèle de Saint-Laurent, décrivirent un crustacé inconnu dans des conditions pour le moins inhabituelles. En effet, ce n'est pas en mer qu'ils firent cette découverte, mais dans un musée !

    Ce spécimen, long d'une douzaine de centimètres, était conservé dans un bocal d'alcool entreposé depuis 67 ans dans les collections de la Smithsonian Institution à Washington. Il avait été pêché le 17 juillet 1908, au large des Philippines, non loin de Manille, à la profondeur de 185 mètres, par le navire océanographique américain Albatross. Il peut sembler étrange qu'en 67 ans, personne n'ait identifié le crustacé en question ; mais il faut garder à l'esprit le fait qu'il est beaucoup plus long d'étudier la moisson des expéditions océanographiques, que de la récolter. Des collections encore plus anciennes, comme celles du Talisman (1883), n'ont pas encore été totalement exploitées.
    Malgré l'état du spécimen (il lui manquait sa première paire de pattes, ainsi que ses troisième et quatrième pattes droites), les deux carcinologues français purent l'étudier et réalisèrent très vite être en présence d'un véritable "fossile vivant" (figure 1). Il apparaissait en effet que le crustacé de l'Albatross présentait maints caractères des glyphéidés : céphalothorax presque cylindrique au rostre modérément allongé, sillon cervical profond, antennules biflagellées, antennes à très long pédoncule et à flagelle plus long que ceux des antennules, pédoncules oculaires très forts, pédoncules antennaires très épineux, etc.


Figure 1 : le spécimen-type de Neoglyphea inopinata
(photo Jacques Forest)

    Les glyphéidés sont une famille de crustacés apparue au trias inférieur (il y a environ 200 millions d'années), qui connut son expansion au jurassique, puis déclina au crétacé, et était supposée éteinte depuis l'éocène, il y a une cinquantaine de millions d'années. La plupart des glyphéidés étaient de petite taille, dépassant rarement les 12 cm, et ils ont été découverts dans des formations géologiques en Europe, en Afrique, en Australie et en Nouvelle-Zélande (Forest et Saint-Laurent 1975).

    Jacques Forest et Michèle de Saint-Laurent décrivirent donc ce véritable " fossile vivant " en 1975 dans les Comptes Rendus de l'Académie des Sciences ; et ils donnèrent à cet invertébré le nom bien mérité de Neoglyphea inopinata, "le nouveau glyphéidé inopiné".
    Les deux chercheurs concluaient que cette découverte permettrait sans doute de mieux comprendre l'évolution et les affinités des divers groupes de crustacés, puisque certains décapodes actuels (langoustes, crevettes, crabes...) descendraient, pense-t-on, des glyphéidés :

"L'espèce existe [...], et tout doit être mise en œuvre pour que l'on en capture d'autres exemplaires, et pour que l'on recueille et identifie les formes larvaires. Nous souhaitons que tous les carcinologues et tous ceux qui s'intéressent aux problèmes de la vie et de l'évolution apportent leur appui à l'organisation d'une campagne océanographique dans la région des Philippines pour retrouver Neoglyphea inopinata, lien ténu, long de 60 MA, entre une faune considérée comme à jamais disparue et le monde vivant actuel."

 

A la pêche aux fossiles vivants

    Il ne fallut guère de temps pour que cet appel fût suivit d'effet : à la suite de cette découverte, le Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris et l'Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer (ORSTOM) s'associèrent pour monter, en mars 1976, avec l'aide du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), la campagne océanographique Musorstom. Le Vauban, un petit navire océanographique de l'ORSTOM qui regagnait sa base de Nouméa, fut dérouté au large des Philippines, avec pour mission de rechercher des glyphéidés vivants dans la zone où l'Albatross avait pêché l'unique spécimen connu en 1908.
    C'est ainsi que neuf autres spécimens de Neoglyphea inopinata (figure 2) furent pêchés entre le 20 et le 24 mars 1976 par les chercheurs du Muséum (Jacques Forest et Michèle de Saint-Laurent), de l'ORSTOM (Alain Crosnier), avec la collaboration d'Edgardo D. Gomez, directeur du Centre des Sciences Marines de Manille. Ces neuf crustacés ont été pris de jour au large de Lubang, à proximité immédiate du lieu de capture du premier spécimen, et à la même profondeur (200 mètres environ) ; ils sont d'une couleur rouge orangé. Enfin, la présence d'autres "fossiles vivants" (notamment de crinoïdes) dans les chalutages s'explique sans doute par une remarquable stabilité des conditions écologiques depuis des temps géologiques.


Figure 2 : spécimen de Neoglyphea inopinata pêché lors de la campagne Musorstom
(photo Jacques Forest)

 

Nouvelles données sur Neoglyphea inopinata

    En novembre-décembre 1980, Jacques Forest put participer à une nouvelle mission au large des Philippines, à bord du Coriolis, un navire océanographique du CNEXO  (Centre National pour l'Exploitation des Océans). Un seul spécimen de Neoglyphea fut pêché au cours de 66 chalutages, dont 28 dans les mêmes parages (Lubang) que pour les captures de 1903 et 1976.
    Cet échec presque total de la campagne de 1980 a fait l'objet d'une explication lumineuse de la part de Jacques Forest. Il notait que neuf spécimens sur dix (y compris celui de l'Albatross de 1903), avaient été capturés entre 10h30 et 14h30, dont cinq au moment du passage du soleil à son zénith. La hauteur du soleil au méridien, qui est de 80° au premier avril, n'est plus que de 53° au 1er décembre. L'ensoleillement ainsi réduit, était encore atténué par une nébulosité plus forte qu'au printemps, et la transparence de l'eau altérée par les apports minéraux des eaux de ruissellement des pluies de cette saison.
    Or, l'étude de l'anatomie de Neoglyphea inopinata, aux yeux démesurés, avait conduit Jacques Forest à supposer que l'espèce vit normalement dans des terriers, dont les mâles ne sortiraient (sans doute pour des raisons alimentaires) que lorsqu'un certain seuil d'ensoleillement est atteint.

    Fort de cette expérience, Jacques Forest put mener une nouvelle campagne, toujours à bord du Coriolis et à nouveau dans les parages de Lubang, fin mai-début juin 1985, qui permit d'obtenir 3 nouveaux spécimens sur 48 chalutages, dont deux femelles adultes, pour la première fois, d'une grande importance pour la connaissance de l'espèce, et plus généralement des glyphéidés.

    Un important événement se produisit deux ans plus tard. Au cours de chalutages en mer d'Arafura et de Timor, des pêcheurs recueillirent une femelle ovigère (pleine d'œufs) de Neoglyphea inopinata en novembre-décembre 1987, puis un mâle en février 1988. Ces deux nouveaux spécimens, élargissant significativement l'aire de répartition de l'espèce, firent l'objet d'une note de A. J. Bruce (1988), du Northern Territory Museum de Darwin (Australie), qui les confia, ainsi qu'un troisième spécimen obtenu en juillet 1988, à Jacques Forest. Ce dernier put notamment confirmer ses hypothèses quant à la taille élevée des œufs, déduite du diamètre des orifices génitaux des deux femelles adultes précédemment connues.

 

    En quoi, finalement, au-delà de son intérêt intrinsèque, la découverte de ce crustacé  "inopiné" peut intéresser la cryptozoologie ? Au moins pour trois raisons :

  • cette trouvaille a été faite dans les collections de la la Smithsonian Institution à Washington, démontrant une nouvelle fois que d'importantes découvertes zoologiques peuvent être faites rien qu'en exploitant les collections des muséums. Le chimpanzé pygmée (Pan paniscus) ou le paon congolais (Afropavo congensis), pour ne citer que ces deux exemples, ont été décrits eux aussi à partir de spécimens trouvés dans des musées.

  • entre la capture du premier spécimen par l'Albatross et la description de l'espèce, il s'est écoulé 67 ans : il aurait donc été possible de gagner plusieurs décennies dans la connaissance de cette espèce, et par conséquent d'un groupe présumé disparu.

  • il s'agit de la découverte d'un spécimen de la famille des glyphéidés, considérée comme éteinte depuis l'éocène, démontrant à nouveau que l'on peut découvrir de véritables "fossiles vivants" dans les océans : si le cœlacanthe (Latimeria chalumnae) est le plus célèbre de tous, c'est loin d'être le seul.

    Le mot de la fin est d'ailleurs donné par les deux chercheurs français :

    "A ceux qui, mal informés, jugent et prétendent que l'inventaire des peuplements biologiques marins est si avancé que les campagnes d'exploration sont désormais sans objet, à ceux qui considèrent que l'océanologie doit faire porter tous ses efforts sur des disciplines plus "modernes", les résultats de MUSORSTOM apportent un démenti : la faune marine des Philippines apparaît comme aussi riche que mal connue."

 

Addendum (mai 2008) :

Une seconde espèce de Glyphéide dans la faune actuelle
(par Jacques FOREST)

    En octobre 2005, trente ans après qu'ait été décrite Neoglyphea inopinata, prouvant ainsi la persistance du groupe des Glyphéides, jusqu'alors considéré comme éteint, un nouveau représentant de ce groupe était capturé vivant au sud-ouest de la Nouvelle-Calédonie (figure 3), sur la pente rocheuse d'un atoll immergé, entre 350 et 550 m.


Figure 3 : Laurentaeglyphea neocaledonica (photo Jacques Forest)

 

    Bien vivante, cette femelle, apparemment adulte, deux fois plus petite que les Neoglyphea mâles des Philippines, était décrite par son collecteur, B. Richer de Forges, sous le nom de Neoglyphea neocaledonica. Bizarrement je n'avais pas été informé de cette trouvaille, mais d'après sa description, il apparaissait que la nouvelle espèce différait notablement de N. inopinata. Plus tard, j'eus l'occasion d'examiner le type et de conclure qu'il s'agissait en effet d'un genre nouveau. De nombreux et importants caractères (proportions et ornementation du corps, disposition des pédoncules oculaires et antennaires, etc.) séparaient les deux espèces. Je créais donc pour neocaledonica Laurentaeglyphea, gen. nov., dédié à la mémoire de Michèle de Saint Laurent, principal artisan de l'identification du premier Glyphéide actuel. Il est remarquable que tout ce qui oppose Laurentaeglyphea à Neoglyphea rapproche au contraire le nouveau genre de certaines formes fossiles.

    La connaissance de Laurentaeglyphea neocaledonica est malheureusement limitée à celle de l'unique femelle récoltée : les nombreux dragages et chalutages effectués dans les mêmes parages ont été négatifs. Alors que l'on a disposé de plusieurs spécimens mâles et femelles pour l'étude morphologique de l'espce des Philippins , on devra attendre de nouvelles captures pour compléter celle de la seconde espèce. De même, si les conditions d'habitat de  N. inopinata ont pu être précisées, celles de L. neocaledonica sont encore bien incertaines. Tous les Glyphéides connus, actuels ou fossiles vivent ou vivaient dans des terriers creusés dans la vase. L'espèce de Nouvelle-Calédonie fréquenterait-elle au contraire des fonds rocheux, comme l'unique individu connu, ou bien celui-ci aurait-il été capturé en dehors de son habitat normal ? La réponse ne pourra venir que de nouvelles récoltes.

 

Bibliographie

Anonyme
1976 Fossil crustacean lives ! New Scientist, 70 [n° 1002] : 466 (May 27).

FOREST, Jacques
    1
981 Compte rendu et remarques générales / Report and general comments. In : Résultats des Campagnes MUSORSTOM. I. - Philippines (18-28 mars 1976), 1, 1. Mémoires de l'ORSTOM, 91 : 9-50.
    1986 La campagne MUSORSTOM II (1980). Compte rendu et liste des stations / The MUSORSTOM II Expedition (1980). Report and  list of stations. In : Rés. Camp. MUSORSTOM. I - II. - Philippines (1976, 1980), 2. Mémoires du Muséum National d'Histoire naturelle, sér. A, Zool., 133, 1985 (1986) : 7-30.
    1989 Compte rendu de la campagne MUSORSTOM 3 aux Philippines (31 mai-7 juin 1985) et liste des stations/ Report on the MUSORSTOM 3 Expedition to the Philippines (May 31st.-June 7 th. 1985). In : Résultats des Campagnes MUSORSTOM, 4 .Mémoires du Muséum National d'Histoire naturelle, sér. A, Zool., 143, :  9-23.
    1989 Sur la découverte de Neoglyphea inopinata Forest et de Saint Laurent en mer de Timor (Crustacea Decapoda, Glypheidae). Bulletin du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris, 4° série, 11, section A, n° 2 : 469-471
  
2006 Laurentaeglyphea, un nouveau genre pour la seconde espèce de Glyphéide récemment découverte (Crustacea Decapoda Glypheidae). Comptes Rendus Biologies, 329 : 841-846, fig.1-8.
    2006 Les Glyphéides actuels et leur relation avec les formes fossiles (Decapoda, Reptantia). Crustaceana, 79 [n° 7] : 769-793.
    2006 The recent glypheids and their relationship with their fossil relatives (Decapoda, Reptantia). Ibid. : 795-820

FOREST, Jacques, et Michèle de SAINT-LAURENT
1975 Présence dans la faune actuelle d'un représentant du groupe mésozoïque des Glyphéides : Neoglyphea inopinata, gen. nov., sp. nov. (Crustacea, Decapoda, Glypheidae). Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences, série D, 281 : 155-158 (21 juillet).
1976 Capture aux Philippines de nouveaux exemplaires de Neoglyphea inopinata (Crustacea, Decapoda, Glypheidae). Comptes-Rendus de l'Académie des Sciences, série D, 283 : 935-938 (11 octobre).
1980 Un nouveau fossile vivant dans la mer de Chine méridionale. In Muséum National d'Histoire Naturelle, Paris, Nathan : 110-115.
1981 La morphologie externe de Neoglyphea inopinata, espèce actuelle de Crustacé Décapode Glyphéide.  In : Résultats des Campagnes MUSORSTOM. I. - Philippines (18-28 mars 1976), 1, 2. Mémoires de l' ORSTOM, 91 : 51-84.
1989 Nouvelle contribution à la connaissance de Neoglyphea inopinata Forest & de Saint Laurent, à propos de la description de la femelle adulte. Résultats des Campagnes MUSORSTOM, 5. Mémoires du Muséum National d'Histoire Naturelle, série A, 144 : 75-92.

FOREST, Jacques, Michèle de SAINT-LAURENT, and Fenner A. CHACE
1976 Neoglyphea inopinata : a crustacean "living fossil" from the Philippines. Science, 192 [n° 4242] : 884 (May 28).

RICHER de FORGES, B.
    2006 Découverte en mer du Corail d'une deuxième espèce de glyphéide (Crustacea, Decapoda, Glypheoidea). Zoosystema, 28 [n° 1] : 17-28 , fig.1-9.

 

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