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de Cryptozoologie |
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Desmodus draculae :
la chauve-souris vampire géante
est-elle vraiment éteinte ?
par Angel Morant Forés
(traduction : Emmanuel Pasco)
A l'intérieur de l'ordre des Chiroptères, le groupe de mammifères connu de tous sous le nom de chauves-souris, on trouve une grande diversité d'espèces et d'adaptations au niveau de la nourriture : il existe des chauves-souris frugivores, d'autres dévorent principalement des insectes ou des poissons et certaines se sont spécialisées dans la consommation du nectar des fleurs ; néanmoins, les plus étonnantes sont les chauves-souris hématophages, c'est à dire celles qui se nourrissent exclusivement de sang. Il n'y a (heureusement...) que 3 espèces de chauves-souris vampires et elles vivent toutes les trois en Amérique Latine, dans des zones tempérées ou tropicales s'étendant du Mexique au Chili central et au nord de l'Argentine. Parmi elles, Desmodus rotundus, connue sous le nom de "vampire commun", est la seule qui s'attaque aux grands mammifères (chevaux, boeufs, porcs, cervidés, singes, etc..) et, à l'occasion, à l'homme. Le vampire commun est une chauve-souris de taille moyenne — les plus gros individus ont un corps de 9 cm de long, une envergure ailes déployées de 35 cm et un poids de 40 grammes1 — et ont des adaptations spéciales les aidant dans leurs méthodes de prédation uniques. Les mouvements au sol sont une partie importante dans la traque et l'attaque des proies. Selon Attenbach2 :
"Même si quelques autres espèces de chauve-souris bougent aisément sur le sol et certaines même décollent du sol, aucune autre espèce ne possède l'extrême agilité sur terre ainsi que la capacité à sauter de Desmodus".
En fait, ce modèle avancé de chauve-souris est un habile voilier ; mais il peut aussi courir, se catapulter dans les airs au moyen de bonds extraordinaires (figure 1), de ramper à travers d'étroites crevasses et si besoin de sauter à temps avant qu'un sabot d'animal soit la cause de la fin d'une vie risquée et toujours en quête de sang.
Figure 1 : Desmodus rotundus en train de sauter
(photo : Bat Magazine)Mais, comment fait Desmodus pour avoir sa dose quotidienne de sang ? La méthode utilisée est très originale : avec ses incisives aiguisées, il découpe un morceau de peau de sa victime alors que sa salive (qui a des propriétés anticoagulantes) permet un flot constant de liquide pendant que le vampire finit de se nourrir (ce qu'il fait en léchant le sang et non en le suçant comme le croient beaucoup de gens). Heureusement pour Desmodus, dans la plupart des cas, la morsure est relativement indolore et réveille très rarement la victime endormie.
Le vampire commun est considéré comme un fléau pour l'agriculture dans les régions d'Amérique latine où les forêts tropicales ont été remplacées par des prairies. Dans ces cas, la principale source de nourriture des vampires est le bétail et comme le vampire peut transmettre la rage, ce mammifère volant est très craint des fermiers. Selon Anastasia Toufexis3 :"Du fait de la peur associée à la chauve-souris vampire, les gens n'ont cesse de dynamiter et brûler grottes et autres perchoirs à chauves-souris. Malheureusement, les gens détruisent aussi de très utiles chauves-souris frugivores qui occupent les mêmes habitats. "
Il n'y a donc rien de surprenant au bruit entourant une découverte récente qui montre que, il n'y a pas si longtemps, vivait une quatrième espèce de vampire dans l'Amérique tropicale. En 1988, les ossements d'une nouvelle chauve-souris vampire (baptisée Desmodus draculae, en l'honneur du Comte "Dracula", le fameux personnage du roman de Bram Stoker) furent trouvés dans une grotte au nord du Venezuela (dans l'état de Monagas4). Les restes n'étaient pas minéralisés et furent trouvés en surface parmi les restes d'autres espèces toujours en vie de nos jours. Ceci fit suspecter à certains scientifiques que Desmodus draculae pouvait encore exister5. Plus intéressant encore, les deux spécimens du Venezuela — à qui un âge de 10 000 ans a été attribué provisoirement — sont 25 % plus gros que les vampire commun. En fait, les chauves-souris vampires ne sont jamais très grosses, donc cette espèce géante n'est pas d'une taille monstrueuse. Pourtant, Desmodus draculae est devenue connue sous le nom de "vampire géant" afin de le distinguer de son cousin plus petit (Desmodus rotundus).
Le camazotz d'Amérique Centrale
Malgré leurs mœurs nocturnes et secrètes, les chauves-souris ne sont pas passées inaperçues des anciens habitants d'Amérique centrale. En effet, il y a quelques créatures dans la mythologie et le folklore centraméricains qui font penser à des chauves-souris vampires de grande taille. Selon Gordon Melton :6 :
" Des récits de vampires au Mexique se retrouvent à une époque aussi ancienne que celle des anciens Mayas dont le territoire était centré sur l'actuel Guatemala, mais atteignait aussi dans le nord la péninsule du Yucatan et le sud de l'actuel Mexique. C'était le territoire des chauves-souris vampires qui furent d'ailleurs incorporées à la mythologie maya (…) Camazotz, avec son nez pointu et ses grandes dents et griffes, était une figure populaire et crainte des Mayas et de nombreuses représentations apparaissent dans l'art maya. "
Mais qui était Camazotz ? Il semble que Zotz ou Camazotz — un nom que l'on traduit par "chauve-souris de la mort" — était une divinité relativement importante du panthéon maya. Il était considéré comme le serviteur de la Mort et le maître de la pénombre et on retrouve nombre de ses portraits sur des stèles, des jarres, et des sculptures depuis le sud-est du Mexique jusqu'au Copán au Honduras7. C'était un dieu effrayant et assoiffé de sang et selon Gordon Melton "les mortels fuyaient les endroits considérés comme ses lieux de résidence…". Cette terrifiante créature est l'un des obstacles auquel font face les héros mythologiques Hunahpú et Ixbalanqué, deux frères jumeaux dont les aventures sont racontées dans le Popol Vuh, le livre sacré des Mayas. Dans le chapitre X du second livre, le Popol Vuh8 raconte comment les deux héros sont jetés par leur ennemi dans la soi-disant maison de Camazotz :
"Ils les amenèrent à Maison des chauves-souris. Il n'y avait rien à part des chauves-souris dans cette maison, la maison de Camazotz (chauve-souris de la mort), un gros animal dont les armes mortelles étaient comme une pointe acérée, donnant une mort rapide à ceux qui arrivaient devant lui…"
Dans la caverne, Hunahpú et Ixbalanqué se cachent dans leur sarbacane pour se protéger des attaques du monstre mais à un moment, l'un des deux frères sortit sa tête de leur cachette et Camazotz le décapita sur place.
Quel animal a donc bien pu inspirer la légende de Camazotz ? La plupart des spécialistes pensent que ce mythe était basé sur le vampire commun (Desmodus rotundus), une chauve-souris traditionnellement associée avec le sang et les sacrifices9. Et, en effet, de nombreuses caractéristiques de ce monstre coupeur de têtes correspondent à ceux de Desmodus rotundus. L'arme mortelle ressemblant à une "pointe acérée" pourrait correspondre aux incisives extraordinairement aiguisées du vampire commun. Un autre caractéristique remarquable du Camazotz, fréquemment mentionnée dans le Popol Vuh, est le nez effilé comme "un couteau d'obsidienne"10, ce qui pourrait se référer à l'appendice en forme de feuille que possèdent tous les membres de la famille des Phyllostomidés (signifiant " bouche-feuille " en grec) dont le vampire commun fait partie11. Enfin, toujours selon le Popol Vuh, Hunaphú est décapité par "un autre Camazotz venant du ciel", ce qui confirme bien que le récit porte sur une créature volante. Pourtant, étant donné que Camazotz est décrit comme un "gros animal", certains auteurs ont préféré soutenir la candidature d'une autre espèce de chauve-souris pour expliquer la légende du "monstre coupeur de têtes" : le faux vampire ou Vampyrum spectrum12 (avec une envergure de près d'un mètre, le faux vampire est la plus grande chauve-souris du Nouveau Monde ; c'est un animal carnivore et il ne se nourrit pas de sang mais d'insectes et de petits vertébrés). Toutefois, l'arrivée dans le monde scientifique de Desmodus draculae (qui, comme nous allons le voir, a survécu jusqu'à très récemment), ajoute un autre prétendant pour l'identité de Camazotz. Cette possibilité a récemment été renforcée par la découverte d'os de vampire géant au Yucatan et au Belize13.
Les démons chauve-souris et le Cãoera brésilien
Dans la région latino-américaine, il semble que l'ancienne croyance en la "chauve-souris de la mort" a survécu jusqu'à aujourd'hui. Par exemple, à Zincantan (Chiapas, Mexique), les paysans parlent d'une créature légendaire, mi-homme, mi-chauve-souris, connue sous le nom de j'ik'al ou El Negro Cimmarrón14. El Negro cimarrón est souvent accusé de kidnapper des femmes et de les dévorer dans les cavernes où il vit15. Elément peut-être révélateur, le j'ik'al est parfois nommé le "coupeur de cous"16.
Des histoires de démons chauves-souris ont été répertoriées par des folkloristes ailleurs en Amérique. Elisabeth Benson, qui a étudié la symbolique du vampire dans les anciennes cultures, donne plus d'informations sur ce sujet17 :
"Pour les Indiens Arawaks du nord de la Guyane, la Montagne de la Chauve-Souris est la maison de ces "chauves-souris tueuses" et il y a aussi une chauve-souris tueuse dans le folklore du Venezuela. Des démons chauves-souris coupeurs de têtes apparaissent dans de nombreux mythes dans la région de l'Amazone et même jusqu'au sud, dans le Gran Chaco du nord de l'Argentine. Le folklore de la tribu Ge au Brésil parle d'"Indiens" possédant des ailes et un nez de chauve-souris, qui vivaient dans une grande caverne près d'une rivière et qui sortaient uniquement la nuit. Volant comme des chauves-souris, ils tuaient avec des des "haches en forme d'ancre" et des "hachettes-lunes". Dans un autre conte, les humains prennent les haches de cérémonie des chauves-souris qui les utilisaient pour la décapitation. La forme de ces haches est la même que les couteaux de sacrifice souvent dépeints dans l'ancien art mochica du centre des Andes."
Carlos Esteban de Oliveira parle de ces " Indiens " chauves-souris dans son livre Os Apinajés do Alto Tocantins18 :
" Anciennement, il y avait une étrange nation d'Indiens sur les plateaux de Tocantin qui avaient des ailes et sortaient seulement la nuit, volant comme des chauves-souris. Ils étaient appelés Cupendipes et vivaient dans une colline, à l'intérieur d'une grotte. Ils avaient toujours avec eux leurs "hachettes-lunes" avec lesquelles ils coupaient le cou des gens et des animaux. Un jour, les Apinayes rassemblèrent les guerriers de dix villages et décidèrent d'attaquer les Cupendipes. Ils arrivèrent à la colline et couvrirent l'entrée de la caverne de paille sèche à laquelle ils mirent le feu. Durant la bataille, les Apinayes tuèrent un vieux Cupendipe et attrapèrent un enfant qui, étant sans aile, ne pouvait fuir. Afin de le capturer, les Apinayes devaient entrer dans la caverne. Après avoir frappé avec des bâtons sur tous les coins de la caverne, ils le virent suspendu au plafond, comme une chauve-souris. Les Apinayes l'amenèrent au village. Néanmoins, ils ne réussirent pas à le maintenir en vie. Le petit Cupendipe refusa toute nourriture à part du maïs et ne s'allongeait pas pour dormir. Les Apinayes plantèrent deux poteaux dans le sol et mirent un bâton entre les deux. Ainsi l'enfant, suspendu à l'envers, put dormir un peu. Mais finalement, quelques jours plus tard, il mourut. "
Un lointain souvenir de l'extermination d'une colonie de vampires géants ? Cet argument ne satisfera sûrement pas la plupart des anthropologues qui, peut-être avec raison, défendent une origine religieuse complexe pour de tels contes folkloriques.
Plus intéressante encore est une tradition — peut-être liée aux "chauves-souris tueuses" mentionnées par Benson — recueillie par la folkloriste brésilienne Adelia Engracia19 parmi les Muras, une tribu d'Indiens vivant près de la frontière du Brésil avec la Guyane, dans une région qui comprend le Parc National des montagnes du Tumucumaque récemment créé, la plus grande aire de forêt tropicale protégée au monde (de la taille de la Belgique). Les Muras parlent d'une énorme chauve-souris appelée Cãoera qui, selon eux, est aussi gros qu'un urubu (l'urubu est un vautour amazonien avec une envergure de près de 1,50m). Les indigènes rapportent que le Cãoera peut sucer tout le sang d'une personne endormie. Adelia Engracia donne trois versions de ce mythe dans lequel elle raconte que cette mystérieuse chauve-souris vit dans des trous souterrains et sort lorsque la viande est cuite ou que les poils et la peau des animaux sont brûlés. Elle peut aussi apparaître, dit Engracia, lorsque quelqu'un est en train de laver des poissons dans la rivière ou crie dans la forêt. Apparemment, le mythe du Cãoera est connu près de la frontière avec la Guyana, dans les territoires des Aruaks, Karibes et Tupis. Durant ses voyages le long des rivières Negro et Xingu, Engracia n'a jamais entendu parler de cette créature. En tout cas, certains détails comme la taille du Cãoera, soit sont très altérés par la tradition orale, soit indiquent que l'on aurait à faire à une énorme chauve-souris carnivore ou frugivore (en effet, ces chauves-souris peuvent atteindre une taille considérable alors que les animaux se nourrissant de sang — que ce soient des insectes, des sangsues ou des chauves-souris vampires— tendent à être petits car le sang est une denrée précieuse difficile à obtenir en grande quantité).
Une découverte au Brésil
C'est au Brésil qu'en 1991, les biologistes E. Trajano et M. S. de Vivo trouvèrent un troisième spécimen fossile de Desmodus draculae dans une caverne de la vallée Ribeira, dans l'état de Sao Paulo20. Encore une fois, le squelette paraissait très récent, mais après une étude minutieuse, il fut daté du Pléistocène. Toutefois, Trajano et De Vivo concédèrent une "légère possibilité" que D. draculae puisse encore exister.
En effet, dans leur article de 1991, les deux biologistes mentionnent des rapports des tribus indigènes sur de grandes chauves-souris attaquant le bétail et les chevaux21. Les récits de chauves-souris hématophages non-identifiées ont une longue histoire au Brésil. En 1976, Pine et Ruschi22 firent une liste de rapports non confirmés venant de Espirito Santo, qui pourraient indiquer que les chauves-souris vampires ne sont pas les seuls membres de la famille des Phyllostomidés qui se nourrissent de sang. Est-ce que certains de ces rapports indiqueraient la survivance actuelle de Desmodus draculae ?
On peut seulement affirmer que des attaques de grandes chauves-souris sont rapportées de temps en temps par des journaux brésiliens comme le montre ce nouvel article publié dans le O Stado do Sao Paulo23 :" Chauve-souris — La dernière attaque de ce mystérieux prédateur a eu lieu il y a un mois au ranch de Santa Gertrudes, possédé par le marchand de bétail Joãos Ribas Leite, âgé de 37 ans, qui dit avoir vu une "chauve-souris géante" sucer le sang d'un animal de son troupeau. L'incident est survenu vendredi. Le ranch est situé au kilomètre 78 de l'autoroute Castelo Branco, à Sorocoba. Il faisait déjà nuit quand Leite entendit un bruit identique à un grognement de chien venant de son champ. Il sortit pour jeter un coup d'œil et vit une "chauve-souris gigantesque" attaquant l'une de ses vaches. Armé d'un pistolet, il tira sur l'animal étrange mais ne réussit qu'à l'effrayer. "C'était le Chupacabras" rapporta-t-il."
Si le témoin mentionne le fameux Chupacabras — qui n'a rien à voir avec ce dossier — c'est que cet incident arriva au moment où les prétendues attaques de ce monstre mythique (originaire de Porto Rico) créèrent une folie médiatique dans certains pays d'Amérique du Sud comme le Brésil, l'Argentine, le Chili, etc. En fait, ce que nous semblons avoir ici est juste un rapport sur une grosse chauve-souris attaquant une vache.
Le vampire de Centinela
En tout cas, une preuve définitive de la survivance récente du vampire géant fut fournie en août 2000 par les paléontologues Ulises Pardiñas et Eduardo Tonni24 du CONICET. La découverte qui fut faite dans une caverne à Centinela del Mar (région de General Alvarado, Buenos Aires) fut annoncée par le journal La Nación25 :
" A environ 40 kilomètres au sud-ouest de Miramar, à Centinela del Mar, des ossements fossiles d'un vampire géant ont été découverts pour la première fois en Argentine. La nouvelle de la découverte est parue dans le magazine Palaeogeography, Palaeoclimatology and Palaeoecology. Les scientifiques qui ont trouvé les restes sont Ulises Pardiñas et Eduardo Tonni, deux paléontologues de la Facultad de Ciencias Naturales et du Museo Nacional de La Plata. Bien que la découverte ne consiste qu'en une canine supérieure gauche, elle a permis aux scientifiques de tirer d'intéressantes conclusions. Par exemple, il y a environ 350 ans (entre 1500 et 1700 après J.C.), les températures dans la province sud-ouest de Buenos Aires étaient significativement plus élevées qu'aujourd'hui . Les paléontologues ont déterminé que la chauve-souris vampire de Centinela del Mar est une forme éteinte, déjà connue dans des sédiments anciens du Brésil et du Venezuela, nommée Desmodus draculae et serait l'un des derniers spécimens à avoir vécu. Un des squelettes du Brésil, qui a été trouvé dans une caverne, a un âge de 20 000 ans. "
Bien que le journal parle de "restes fossiles", c'est une erreur. La dent, qui a été découverte par Pardiñas dans une pelote de régurgitation de hibou — une pelote contenant des restes de nourriture non digestibles (poils, os, dents, plumes, etc. — n'était pas dans un état fossile. En effet, la datation au carbone 14 a fourni à cette dent un âge de 300 à 500 ans. Cela signifie que la canine supérieure gauche de Centinela del Mar appartenait à une chauve-souris contemporaine des conquistadors espagnols, entre les XVème et XVIIIème siècles26. Nous savons maintenant, grâce aux chercheurs du CONICET, que les vampires géants vivaient encore dans la pampa argentine il y a quelques siècles. Est-il possible qu'ils aient survécu jusqu'à aujourd'hui ? Selon Tonni, la réponse est non. Les vampires géants d'Argentine se sont éteints au XIXème siècle à cause d'un changement climatique (la température moyenne annuelle était de 2° C supérieure à aujourd'hui)27. Comme Tonni le fait remarquer, dans les conditions climatiques actuelles, ces animaux ne pourraient survivre aussi loin dans le sud que Miramar. Mais qu'en est-il des régions du nord de l'Argentine où le climat est plus doux et par conséquent plus favorable au vampire géant ? Le rapport suivant est paru dans un journal mexicain28 :
" Jupuy, Argentine, 6 janvier, 1969 (UPI) - Un vampire géant pesant 5 ou 6 kg terrifie la population de La Quebrada de Humahuca, une vallée pittoresque du nord-est de l'Argentine. Le vacher Meliton Juárez, l'un des témoins, dit avoir été attaqué par une énorme créature pendant qu'il montait sa mule. Juárez dit que le vampire, qui était horrible, le força à utiliser son fouet à plusieurs reprises. Il rapporta que l'étrange chauve-souris voulait se mettre sur le cou de sa mule et lui boire le sang. Selon les autres habitants de la vallée, c'est le même vampire qui a mené plusieurs "raids" dans les fermes de la région où de nombreux oiseux morts ont été trouvés sans une seule goutte de sang restante. Les zoologistes disent que l'existence de chauves-souris si grosses est confirmée par un cas rapporté du Mexique quelques années plus tôt dans lequel deux monstrueux vampires auraient tué une femme et un homme pendant qu'ils dormaient. "
En fait, l'orthographe correcte de cette province argentine est "Jujuy" (et non pas "Jupuy") et cet endroit "pittoresque" où les faits eurent lieu est connu sous le nom de "La Quebrada de Humahuaca" (les gorges de Humahuaca), une longue vallée montagneuse qui s'étend sur 155 km. Il est dommage que le nom de ces soi-disant "zoologistes" ne soit pas mentionnés dans l'article. De toute façon, cela résonne de manière suspecte comme une histoire à dormir debout...
En premier lieu, la plus grande chauve-souris du monde — qui vit en Asie du sud-est et a une envergure de 2 m — ne pèse que 1,2 kg29. De plus, nous savons qu'il y a des vampires communs dans le Jujuy. Ne pourraient-ils être les coupables de ces attaques ? Pour résumer, le nombre d'erreurs faites par le journaliste, les récits exagérés des témoins et le fait que ce rapport ne fait état d'aucun détail significatif (taille du monstre, heure du jour lorsque la mule fut attaquée, le lien entre les oiseaux morts et la chauve-souris vue par Juárez, etc.), le rend très suspect.
Le Piuchén
En 1835, durant une visite à Coquimbo (Chili), Charles Darwin fut le premier scientifique à voir un vampire commun en train de prélever du sang, mettant fin à des siècles d'exagérations et de superstitions originales30. Curieusement, la chauve-souris si minutieusement décrite par Darwin a un alter ego mythologique au Chili : le Piuchén ou Piguchén, un monstre nocturne et suceur de sang qui occupe une place importante dans le folklore mapuche. Tomás Guevara dans son Historia del Chile prehispánico fait le récit suivant à propos de cette étrange créature31 :
" Les vieux mapuches connaissaient un être appelé Piwicheñ, un serpent ailé qui vivait dans les forêts. Ses ailes poussent à l'âge adulte et lui permettent de voler. Il émet des sifflements stridents et grimpe aux troncs des arbres les jours et nuits de chaleur excessive ; il laisse des traces de sang. Quand il vieillit, il est dit qu'il se transforme en un coq assoiffé de sang. Il attaque les habitants d'une maison qui deviennent de plus en plus faibles à cause de la perte de leur sang. Quand les animaux des champs perdent du poids, les fermiers accusent le monstre. Les gens et les quadrupèdes sont saufs tant qu'il y a une rivière ou une grange entre eux et le vampire."
En fait, l'orthographe du nom varie selon les régions : à Chiloé et dans la région VI, il est appelé Piuchén ; dans la région VII et dans les régions métropolitaines on utilise plus communément le mot Pihuchén et dans les mythes mapuches, on trouve aussi les noms Pihuychén, Pitutrén, Pihuenche et Peuchén. Dans certaine parties du Chili, le Piuchén est décrit comme un serpent qui, après un certain temps, se transforme en une grosse grenouille couverte de poils soyeux avec de courtes et larges ailes, de fortes pattes et des yeux globuleux et effrayants. C'est un vampire et il préfère le sang des animaux. Le Piuchén est aussi décrit comme un serpent qui, en atteignant un âge avancé, se transforme en un oiseau aussi gros qu'une jeune dinde. Le monstre se nourrit de sang de moutons et sa présence est signalée par des flaques rouges qu'il laisse près des arbres feuillus où il s'abrite durant le jour. Pourtant, le Piuchén n'attaque pas les troupeaux de chèvres blanches. Il se perche sur des arbres creux, très profondément dans la forêt. Sa tâche sanguinaire s'accomplit durant la période de bourgeonnement des chênes.
La pluspart des spécialistes pensent que cette légende mapuche est basée sur le vampire commun ou Desmodus rotundus (qui s'appelle aussi Piuchén au Chili). Certains détails comme le penchant du Piuchén pour le sang, ses ailes robustes — une caractéristique typique des chauves-souris vampires — et le fait qu'il laisse des flaques rouges (accumulation de sang digéré) dans les endroits où il se repose, semblent le confirmer. En fait, même la croyance selon laquelle le Piuchén n'attaque pas les chèvres blanches pourrait avoir une explication rationnelle. Alberto Fernandez, un zoologiste qui a étudié le comportement alimentaire des chauves-souris vampires dans les équipements fermiers de la Facultad de Agronomia de Maracay, dit ce qui suit32 :
"Bien qu'une analyse systématique des données ne peut être menée, il semble que les morsures de vampires tendent à se concentrer sur les parties noires de la peau des animaux et pas sur les blanches."
Ceci pourrait expliquer pourquoi les fermiers du sud et du centre du Chili, qui sont de bons observateurs, utilisent… des draps blancs pour faire partir le monstrueux Piuchén ! Renato Cardenas dans son livre Chiloe : manual del pensamiento mágico y la creencia popular33, définit cette créature comme suit :
"PIHUCHÉN. -: Monstre ou aberration de la nature possédant des caractéristiques qui ne sont pas typiques de son espèce. Il se rapporte aussi aux animaux qui, en développant certains attributs naturels (comme la taille ou la couleur), sont très inhabituels et ont un aspect particulier, différent des membres leurs congénères."
Les vampires communs méritent bien ce nom puisque, comme ils se nourrissent exclusivement de sang, ils présentent un "comportement inhabituel marqué" (on ne doit pas oublier que la plupart des chauves-souris mangent des fruits ou des insectes). Le vampire commun se rencontre au Chili dans les régions I à V, plus au nord que les régions où vivrait, dit-on, le fantastique Piuchén. Pourtant, il est très probable que, dans le passé, Desmodus rotundus avait une distribution plus australe puisque, comme Tonni et Pardiñas l'ont fait remarquer, il fut un temps où le climat était plus chaud sous ces latitudes. Entre le XVIIème et le XIXème siècles, les température ont chuté et le vampire commun devint de plus en plus rare, donnant essor aux légendes du Piuchén. De plus, les Mapuches furent repoussés au sud par les envahisseurs conquistadors espagnols, emmenant avec eux le souvenir de la chauve-souris vampire. Pour le moment, c'est l'explication la plus raisonnable…à moins que des restes de vampires géants ne soient trouvés dans une caverne chilienne, bien sûr…
Quelle taille faisait le vampire géant ?
Mais est-ce que Desmodus draculae était une grande chauve-souris ? Fenton34 estimait un poids de 60 g pour les gros fossiles de vampires d'Amérique. On sait que l'avant-bras du vampire commun peut atteindre 6,3 cm de long35. Gardant en tête que son cousin "le vampire géant" était 25 % plus grand (1/4 de 6,3 fait 1,57), on obtient une longueur pour l'avant-bras de 8 cm pour D. draculae. Ces chiffres, 60 g pour le poids et 8 cm pour l'avant-bras, sont similaires à ceux de Eumops perotis, la plus grande chauve-souris des Etats-Unis36. Par conséquent, il n'est pas impossible qu'un vampire géant adulte puisse avoir une envergure de 60 cm et une taille identique à l'Eumops perotis. Par ailleurs, les chercheurs du CONICET estiment que l'envergure de Desmodus draculae pourrait même dépasser 75 cm. En effet, concernant les chauves-souris vampires, leurs ailes et leur structure corporelle se sont adaptées pour décoller avec un grand poids (certains vampires consomment 60 % de leur poids en un seul repas et peuvent étendre leur estomac afin de s'accommoder d'une si grande quantité de nourriture)37.
Conclusions
La récente découverte à Centinela del Mar et les preuves folkloriques et testimoniales du Brésil18, 19, 21, 22, justifient des recherches plus poussées sur la survivance actuelle du vampire géant (Desmodus draculae). Dans ce contexte, nous devons citer le travail fait par Andrew D. Gable38 qui proposait que D. draculae coexistait avec les Mayas en Amérique Centrale, donnant naissance aux légendes du Camazotz.
Références citées
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2 - Altenbach, J. Scott : Locomotor morphology of the Vampire Bat, Desmodus rotundus. (American Society of Mammalogists, University of New Mexico, New Mexico, 1979) ; voir aussi William A. Schutt, Jr, J. Scott Altenbach, Young Hui Chang, Dennis M. Cullinane, John W. Hermanson, Farouk Muradali and John E. A. Bertram : "the dynamics of flight-initiating jumps in the common vampire bat Desmodus rotundus" (Journal of Experimental Biology, 1997)
3 - Toufexis, Anastasia : "Bat’s new image" (Time, 146, August 1995, pp 58-59).
4 - Morgan, G.S., O.J. Linares, and C.E. Ray : "new species of fossil vampire bats (Mammalia : Chiroptera : Desmodontidae) from Florida and Venezuela" (Proceedings of the Biological Society of Washington, 101 (n° 4), pp. 912-928).
5 - Ray, C. E., O. J. Linares, and G. S. Morgan. Paleontology. In Greenhall and Schmidt (1988, p.1).
6 - J. Gordon Melton. The Vampire Book: The Encyclopedia of the Undead.(Detroit, Visible Ink Press, 1999).
7 - Anonymous. Popol Vuh. Las Antiguas Historias del Quiché. Traducido y anotado por A. Recinos (México, Fondo de Cultura Económica, 1952).
9 - Benson, Elizabeth P : "Bats in South American Folklore and Ancient Art" (Bats, 9 (n° 1), 1991, pp. 7-10)
11- Benson, Elizabeth P. Op.cit.
12 - Benson, Elizabeth P. Op.cit.
13 - Czaplewski, J. Nicolas, Jean Krejca, and Thomas E. Miller. Late quaternary bats from Cebada Cave, Chiquibul cave system, Belize. Caribbean Journal of Science, 39 (n° 1), 2003, pp. 23-33,
14 - Blaffer, Sarah C. : The Black-Man of Zinacantan (Austin, University of Texas Press, 1972).
15 - Gomez Gomez, Antonio : YA'YEJAL J-IK'al: El negro cimarrón (Mexico, Programa de Investigaciones Multidisciplinarias sobre Mesoamerica y el Sureste, Universidad Nacional Autonoma de Mexico, 2000).
16 - Blaffer, Sarah C. Op.cit.
17 - Benson, Elizabeth P. Op.cit
18 - OLIVEIRA, Carlos Estêvam de : "Os Apinajés do Alto Tocantins" (Boletim do Museu Nacional, Rio de Janeiro, 6 (n° 2), junho de 1930, pp. 91-92).
19 - Adélia Engracia de Oliverira : O mundo encantado e maravilhoso dos indios Mura (Belén, Falangola. 1984).
20 - Trajano, E., and de Vivo, M. : "Desmodus draculae Morgan, Linares, and Ray 1988, reported for Southeastern Brazil, with palaeoecological comments (Phyllostomidae, Desmodontinae)". Mammalia, 55, 1991, pp. 456-458.
21 - Trajano, E., and de Vivo, M. Op.cit.
22 - Pine, R. H., and A. Ruschi : "Concerning certain bats described and recorded from Espirito Santo, Brazil" (An. Inst. Biol. Univ. Nal. Autón. Mexico, Ser. Zool., 47, 1976, pp.183-96).
23 - "Cidade Paulista Revive Mistério do Chupa-Cabras" (O Estado de São Paulo, 28 de outubre de 1999).
24 - Pardinas, U.F.J. & Tonni, E.P. : "A giant vampire (Mammalia, Chiroptera) in the Late Holocene from the Argentinean pampas: paleoenvironmental significance" (Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology, 160 (n° 3-4), 2000, pp. 213-221).
25 - Ricardo Pasquali : "El vampiro Centinela" (Magazin Semanal, revista dominical del diario El Día, La Plata, nº 368, 27 de agosto al 2 de setiembre de 2000).
26 - Pardinas, U.F.J. & Tonni, E.P. Op.cit.
27 - "Asas de morcego" (Revista electrónica Carcasse, Sao Paulo, 2001).
28 - Bergier, Jacques, Le livre de l'inexplicable (Paris, Flammarion, 1974).
29 - Walker´s mammals of the world. Op.cit.
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31 - Tomás Guevara : Historia de Chile Prehispánico (Santiago de Chile, Universidad Nacional de Chile, 1925-1927, 1, p.31).
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33 - Cárdenas, Renato y Catherine G. Hall. Chiloé : Manual del pensamiento mágico y la creencia popular (Santiago, Editorial El Kultrún, Impresora Olimpho, 1985, p. 127).
34 - Fenton, Brock M. Bats (Oxford and New York, Facts on File, 1992, pp.149-155).
35 - Walker´s mammals of the world. Op.cit.
36 - Walker´s mammals of the world. Op.cit.
38 - Andrew D. Gable : "Two Possible Cryptids From Precolumbian Mesoamerica" (The Cryptozoology Review, 2 (n° 1), Summer 1997).