Institut Virtuel
de
Cryptozoologie
 

DES CETACES A DEUX NAGEOIRES DORSALES ?
par Michel Raynal

(dernière mise à jour : 27 décembre 2010)

 

    Une analyse des découvertes de cétacés depuis Linné (1758) jusqu'à nos jours, montre que de nouvelles espèces de cétacés sont encore découvertes de nos jours (en moyenne une espèce tous les 8 ans) ; par conséquent, l'espoir de découvrir d'autres espèces encore inconnues est parfaitement fondé, et une recherche cryptozoologique systématique de tels cétacés est pleinement justifiée.

    De fait, plusieurs formes de cétacés énigmatiques ont été signalées, mais à ce jour jamais capturées : c'est notamment le cas du "cachalot à haute dorsale", jadis observé au large de l'Ecosse et des Shetland, et décrit initialement par Sir Robert Sibbald. Cette espèce, dont le "père" de la cétologie comparait la nageoire dorsale à un "mat de misaine" qui la distingue du cachalot (Physeter catodon), ne peut pas être l'orque, notamment par sa taille d'environ 50 pieds (15 m) de long, et par ses dents, présentes uniquement à sa mâchoire inférieure (Sibbald 1692). Linné, le père de la systématique moderne, avait nommé ce cétacé Physeter tursio ("le cachalot dauphin") dans la dixième édition de son ouvrage Systema Naturae (Linnaeus 1758).
    Et il y a peu, trois cétologues ont observé et photographié une baleine à bec non-identifiée dans le Pacifique oriental, au large du Mexique : il s'agit probablement d'une espèce de Mesoplodon encore inconnue de la science (Pitman, Aguayo and Urban 1987 ; Carwardine 1995).
    Hélas, ces rapports sur des cétacés inconnus ont été ignorés de la plupart des cryptozoologues, souvent plus intéressés par des créatures plus fameuses comme le yeti, le bigfoot et le "monstre" du Loch Ness : ainsi, Ivan T. Sanderson, qui fut un des pionniers de la cryptozoologie (avec Bernard Heuvelmans en France) ne fait même pas allusion à des cétacés non-identifiés dans son livre par ailleurs complet Follow the Whale (1956) -- ce qui est doublement paradoxal pour un cryptozoologue établi aux Etats-Unis, où Herman Melville publia Moby Dick !
    Cependant, les plus étranges de tous les cétacés non-identifiés sont certainement ceux qui possèderaient deux nageoires dorsales.

 

Analyse historique

    Le naturaliste franco-américain Constantin-Samuel Rafinesque-Schmaltz (figure1) fut le premier scientifique assez téméraire pour nommer un tel cétacé à deux dorsales en 1814 :

    "Dans ma Mastodologie Sicilienne, je fixerai et décrirai plusieurs autres Cétacés, des mers de la Sicile, figurés par Mongitore ; je les ai nommè [sic] Delphinus dalippus, Physeter urganantus, Oxypterus mongitori ["celui de Mongitore à nageoires pointues"], N.G. [nouveau genre] à deux dorsales, &c." (voir fichier .PDF : Rafinesque-Schmaltz 1814 : 13)

Figure 1 : Constantin-Samuel Rafinesque-Schmaltz

    Rafinesque quitta la Sicile à la suite de déboires conjugaux, et tous ses manuscrits disparurent dans le naufrage du bateau qui l'amenait en Amérique, de sorte que sa "Mastodologie [= mammalogie] Sicilienne" ne fut jamais publiée, pour autant que l'on sache ; en tout cas elle n'est pas mentionnée dans la liste de ses 939 (!) publications compilée par Fitzpatrick (1911).
    Il existe seulement une simple mention ultérieure de ce nouveau nom générique dans un autre ouvrage de Rafinesque, daté de 1815, où Oxypterus est classé parmi les mammifères à dents, au sein de la famille "delphinia" aujourd'hui connue comme le sous-ordre des odontocètes, autrement dit les cétacés à dents, par opposition aux mysticètes ou cétacés à fanons (voir fichier .PDF : Rafinesque-Schmaltz 1815 : 60).

    Rafinesque tirait ses sources d'un ouvrage sur la Sicile d'Antonino Mongitore, publié en 1742-43, qui y rapportait diverses observations de "monstres marins" dans les eaux siciliennes : grands poulpes, "serpents-de-mer" (sans doute d'énormes anguilles), ainsi que plusieurs cétacés. En particulier, Mongitore mentionnait un échouage qui, de toute évidence, était à la base de l'Oxypterus mongitori de Rafinesque :

    "Au mois de septembre de l'an passé 1741, on trouva sous la tourelle appelée La Falconara, distante de six miles de la cité d'Alicata [Licata], un monstrueux poisson. Il avait une longueur de 54 palmes, une circonférence de 28 palmes, la queue tordue en deux parties opposées et longue de 12 palmes. Sur la tête il y avait un trou d'où sortait l'eau ; sa bouche était armée de dents puissantes."

    La palme est une mesure d'origine romaine, qui valait la "paume" d'une main, de l'extrémité du pouce à celle de l'auriculaire, les doigts étant écartés au maximum, soit une vingtaine de centimètres : plus précisément 25,8 cm pour la palme sicilienne. Le "monstrueux poisson" de Mongitore avait donc 13,90 m de long, 7,20 m de circonférence et sa queue avait 3,10 m de long. Le dessin, extrêmement naïf (figure 2), accompagnant la description, est certainement l'œuvre d'un illustrateur qui n'a pas vu lui-même l'animal : il l'a manifestement figuré d'après ce que rapporte le texte. Comme on y parle d'un "poisson monstrueux", ce qui signifiait dans le langage populaire de l'époque un énorme animal marin (et pas nécessairement un poisson), l'illustrateur a cru devoir figurer des écailles, en bonne "logique" pour un poisson. Il en va de même pour les nageoires, dont il n'est pas fait mention dans le texte, et du reste le dessinateur a figuré non seulement deux nageoires dorsales, mais aussi une paire de nageoires ventrales, en plus de nageoires pectorales !
    Même les proportions ne sont pas reproduites avec précision. D'après le texte de Mongitore, la circonférence est de 28 palmes, soit un diamètre théorique de 28 / 3,14 = presque 9 palmes (2,3 m), en supposant la section parfaitement circulaire. Or, d'après l'échelle donnée sur le dessin, l'épaisseur maximum représentée est de 17 palmes (4,40 m), presque le double. Même si l'on imagine que l'animal était presque aplati dans le sens vertical (ce qui est bien sûr impossible), son "épaisseur" verticale maximum ne serait encore que de 28 / 2 = 14 palmes ou 3,6 m. Le monstre marin de la Sicile était donc beaucoup plus allongé, fusiforme, qu'il n'est représenté.


Figure 2 : le "monstrueux poisson" de Mongitore (1742-1743) : un cétacé (?) bien équivoque.

 

    Le "trou" sur la tête d'où sortait de l'eau pourrait être en réalité l'évent d'un cétacé : c'est évidemment la conclusion qu'en avait tiré Rafinesque, puisque rien dans la description donnée par Mongitore n'évoque un cétacé plutôt qu'un poisson, même si le passage cité figure parmi des observations de cétacés.
    Mais que dire des nageoires dorsales ? Le texte n'en parlant pas, peut-on se fier à l'illustrateur, dont on a déjà souligné les erreurs et les approximations ? Du reste, il a aussi figuré des nageoires ventrales pour faire bonne mesure (à nouveau, en partant de l'idée qu'il s'agissait d'un poisson).
    Bref, il est préférable de s'en tenir à une prudente réserve, et de supposer que le "monstrueux poisson" de la Sicile devait être un requin démesuré, peut-être un grand requin pélerin (Cetorhinus maximus) ; sa taille (13,9 m) aurait été considérable, même pour ce poisson géant, mais pas impossible : la "Bête de Stronsa", un requin pélerin échoué aux Orcades en 1808, aurait atteint 55 pieds (16,75 m) de long (Heuvelmans 1965).
    Quoi qu'ait pu être le "poisson monstrueux" de Mongitore, une chose, en tout cas, est certaine : le "baptême scientifique" proposé par Rafinesque était pour le moins prématuré, car basé sur des données trop vagues et ambiguës.

    Cinq ans après ce malencontreux baptême, d'étranges cétacés furent observés par Jean-René Constant Quoy et Joseph Paul Gaimard, deux naturalistes français, à bord de la Physicienne et de l'Uranie.

    "Dans le mois d'octobre 1819, en allant des îles Sandwich [=Hawaï] à la Nouvelle-Galles du Sud [Australie],nous vîmes, par 5º 28' de latitude N., beaucoup de dauphins, exécutant en troupes, autour du vaisseau, leurs rapides évolutions : tout le monde à bord fut surpris, comme nous, de leur voir sur le front une corne ou une nageoire recourbée en arrière, de même que celle du dos. Le volume de l'animal étoit à-peu-près double de celui du marsouin ordinaire, et le dessus de son corps, jusqu'à la dorsale, étoit tacheté de noir et de blanc.
    "Nous nous attachâmes à observer ces dauphins pendant tout le temps qu'ils nous accompagnèrent : mais quoiqu'ils passassent souvent à toucher la proue de notre corvette, ayant le haut du corps hors de l'eau, leur tête y étoit tellement enfoncée, que ni monsieur Arago [Jacques Arago, le dessinateur de l'expédition], ni nous, ne pûmes distinguer si leur museau étoit court ou allongé : leur allure même ne put rien nous indiquer à cet égard, car ils ne s'élançoient point au-dessus des eaux comme les autres espèces."

    Quoy et Gaimard firent des dessins de ces animaux (figure 3), et bien qu'aucun ne fut capturé, ils les nommèrent "dauphins rhinocéros", Delphinus rhinoceros. Il est à noter que la première nageoire dorsale ou "corne", est localisée non pas sur le front, comme il est dit dans le texte, mais plutôt derrière la tête, si l'on en juge d'après le dessin.


Figure 3 : le "dauphin rhinocéros" de Quoy et Gaimard (1824).

 

    Louis de Freycinet, qui dirigeait l'expédition (il avait même fait embarquer clandestinement son épouse, Rose de Freycinet, qui le suivit dans ce voyage autour du monde !), précisa que l'observation eut lieu depuis l'Uranie, le 2 octobre 1819, et que la position relevée à midi était 5° 21' 34'' de latitude Nord et 215° 41' 14'' de longitude Est, la référence étant à cette époque Paris. Le méridien de Paris étant situé à 2°20' à l'est de celui de Greenwich, qui est universellement utilisé depuis 1884, la longitude de cette observation est donc d'environ 218° à l'est de Greenwich, soit en fait 142° de longitude Ouest, c'est à dire au nord de l'archipel des Marquises.

    Le grand zoologiste Ducrotay de Blainville, commentant devant l'Académie des Sciences en 1841, les résultats zoologiques de l'expédition ultérieure de l'Astrolabe et la Zélée, sous le commandement du célèbre Dumont-d'Urville, manifesta son scepticisme sur l'existence de cette espèce, sentiment partagé par la plupart des auteurs, au prétexte qu'elle n'a apparemment été jamais observée depuis lors :

    "Nous avons, en effet, parmi un assez grand nombre de dauphins rapportés en peaux et en squelettes, ce qui n'avait guère été fait avant cette expédition, reconnu cinq ou six espèces dont une ou deux ont paru nouvelles, mais parmi lesquelles ne se trouve pas le dauphin à deux nageoires dorsales, qu'ils ont cependant cherché avec beaucoup de persévérance : aussi le regardent-ils comme fort douteux."

    On ne connaît bien sûr aucun cétacé à deux nageoires dorsales, mais l'existence d'un tel animal n'aurait rien d'impossible : la nageoire dorsale des cétacés (quand ils en possèdent une) n'est faite que de tissu conjonctif, à l'inverse des nageoires des poissons, qui possèdent un squelette, et elle joue un rôle dans la stabilisation de l'animal. Une tête carénée comme celle du cachalot (Physeter catodon), ou plusieurs bosses sur le dos comme chez le mégaptère (Megaptera novae-angliae), sont d'autres solutions au même problème biomécanique. Il existe donc des cétacés dépourvus de nageoire dorsale, d'autres (la plupart des espèces) qui en ont une, d'autres enfin qui possèdent un crête dorsale de bosses riches en tissu conjonctif ; par conséquent, pourquoi n'y en aurait-il pas aussi à deux nageoires dorsales ?
    Le terme de "volume" est ambigu : Quoy et Gaimard font évidemment allusion à la longueur des animaux. Le marsouin commun mesure environ 1,20 m à 1,80 m de long : les cétacés observés par les deux naturalistes mesuraient donc environ 3 m de long. Mais était-ce vraiment des dauphins ? Rien ne permet de l'affirmer, mais il s'agissait certainement d'odontocètes : d'une part, il est question de "beaucoup de dauphins" et de "troupe" ; or, parmi les cétacés, les odontocètes, et surtout les delphinidés, sont généralement bien plus grégaires que les mysticètes. Mais surtout, la petite taille de ces mystérieux cétacés est plutôt en faveur d'odontocètes : les cétacés à fanons sont en effet -- encore une fois, en général -- de très grande taille, même si les plus grands odontocètes, et en particulier le cachalot (Physeter catodon) qui atteint 20 m, sont plus grands que les plus petites des baleines. En tout cas, la plus petite baleine à fanons officiellement connue est la baleine franche pygmée (Caperea marginata), qui mesure 6 m de long, soit deux fois plus que les "dauphins rhinocéros" de Quoy et Gaimard.

    En 1841, le naturaliste hollandais Hermann Schlegel raconta sa propre observation, un an auparavant, de 3 dauphins qui s'approchèrent si près de la plage que l'un d'eux se retrouva quelques instants au sec, et fut blessé par les coups de feu :

    "On peut noter ici incidemment que nous avons pu observer chez ces dauphins, restés sous nos yeux pendant plus d'une heure, à nouveau la remarquable apparition décrite par plusieurs naturalistes, qui avait motivé la création du genre Oxypterus. De temps en temps, quand ces animaux nageaient de la manière culbutante typique des dauphins, il semblait que leur dos s'ornait de deux nageoires, situées loin l'une de l'autre.  L'illusion était si parfaite que mes trois accompagnateurs qui avaient de bonnes connaissances en sciences naturelles voulurent en savoir plus. Profitant de ce que par hasard l'un des animaux était pratiquement sorti de l'eau à nos pieds, ils n'observèrent cependant que l'habituelle unique nageoire dorsale. J'expliquais le phénomène décrit plus haut par le fait qu'un repli de la nageoire dorsale, lors des culbutes, se portait par moment en position verticale, faisant en sorte qu'on pouvait croire que le dauphin avait deux nageoires dorsales. Les vagues sur la mer, la distance, le caractère fugitif de l'apparition, tout concourait à rendre l'illusion complète ".

Il s'agissait donc en fait d'une méprise et non de dauphins possédant réellement deux nageoires dorsales.

 

    Dans un article scientifique publié en 1857, le naturaliste gallois Jonathan Couch lista et analysa les observations de cétacés faites au large de la côte de Cornouailles. Sous le nom de "dauphin à double dorsale -- D. mongitore [sic], Rafinesque ?", il rappelait l'observation par Quoy et Gaimard de "dauphins rhinocéros", et il mentionna brièvement le cétacé à deux dorsales controversé de la Sicile décrit par Rafinesque. Mais il publia également un rapport venant de Cornouailles :

    "Au mois d'avril de cette année (1857) un observateur attentif et précis de la Nature, en compagnie de quelques amis, eut l'occasion d'observer un groupes de dauphins en train de jouer, à peu de distance, dans une eau si claire que le museau proéminent était aisément visible, et toutes les actions faciles à suivre. Les dominant depuis un rocher élevé, il remarqua un individu qui se distinguait sans difficulté des autres par le caractère remarquable qu'il possédait deux nageoires dorsales. Il sembla aux observateurs qu'il y avait une paire de ces dauphins à deux dorsales dans le troupeau ; mais l'un d'eux fut spécialement l'objet de leur attention : le museau du dauphin nettement visible ; longueur du corps de 6 à 8 pieds -- forme plus élancée que chez les dauphins communs, dont une douzaine étaient ensemble. La couleur très semblable à celle de l'espèce ordinaire ; et comme il revint plusieurs fois à la surface, on nota que la première nageoire dorsale était environ au milieu de la longueur, et l'autre, deux pieds [60 cm] plus près de la queue. Ses mouvements étaient comme ceux des autres cétacés qui s'amusaient à loisir près des rochers de Lantivet Bay, mais ils semblaient un peu plus actifs. Il n'y a pas de raison de supposer que cette espèce ait jamais été prise ; mais si elle tombait entre les mains d'un pêcheur, il est important pour la science qu'elle soit examinée par un naturaliste compétent, car il n'y a aucun doute qu'elle montrera d'autres particularités en plus d'avoir deux nageoires dorsales."

    L'étude d'un tel dauphin serait en effet des plus intéressantes, mais s'agit-il vraiment d'une espèce nouvelle ? Il est tout de même troublant que de dauphin à deux dorsale se trouvât au milieu d'un banc de dauphins parfaitement normaux, auxquels il ressemblait par ailleurs. On peut donc se demander si ce n'était pas un vrai "monstre", au sens tératologique du terme, à savoir un individu de l'espèce commune présentant cette anomalie individuelle
    Bien sûr, s'il y avait deux dauphins de ce type, ce serait beaucoup moins vraisemblable : remarquons toutefois que les observateurs n'étaient pas absolument certains qu'il y eût deux individus. Si tel était bien le cas, cependant, on penserait aux "dauphins rhinocéros" de Quoy et Gaimard, et du reste Jonathan Couch rappelle le témoignage des deux savants français, et fait aussi mention du cétacé (?) à deux dorsales de Mongitore. Mais mis à part le nombre de dorsales et la taille réduite, tout sépare le (ou les ?) dauphin(s) de Cornouailles et les cétacés de Quoy et Gaimard : le comportement, la coloration, mais surtout l'emplacement des nageoires dorsales.

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