(dernière mise à jour : 01 mai 2000)

 

L'enquête d'un médecin naturaliste

    L'histoire commence le 30 novembre 1896... Ce jour-là, deux jeunes cyclistes, Herbert Cole et Dunham Coretter, découvrirent une énorme charogne à moitié enfouie dans le sable sur une plage située tout près de la station balnéaire de Saint-Augustine (côte est de la Floride). Pour les deux garçons, au regard de la taille de l'épave, il était certain qu'il s'agissait des restes d'une baleine échouée sur la plage ; du reste, un cétacé avait été capturé deux ans auparavant à l'embouchure de la rivière Matanzas, tout à côté (voir carte et figure 4). 


Figure 4 : l'échouage de Saint-Augustine : différentes localisations de l'épave
(d'après Mangiacopra, 1976).

    Revenus en ville, les deux garçons firent part de leur découverte à un médecin de Saint-Augustine, amateur passionné d'histoire locale et de sciences naturelles, le docteur DeWitt Webb (figure 5).


Figure 5 : le docteur DeWitt Webb
(photo archives Saint-Augustine Historical Society)

    Né en 1840, ce dernier s'installa peu après ses études à Saint-Augustine, où il fonda bientôt la Saint-Augustine Scientific, Literary and Historical Society, dont il fut le président pendant 34 ans. Il fut également maire de la ville en 1911 et 1912 ; ses concitoyens comme ses confrères le tenaient en haute estime, aussi bien pour son dévouement à la cité que pour son travail (il avait d'ailleurs refusé le renouvellement de son mandat de maire, pour pouvoir se consacrer à sa carrière médicale). Lorsqu'il était assistant médical et chirurgical à Fort Marion, il gagna la confiance des Indiens qui y étaient emprisonnés, ce qui suffit à me rendre le docteur Webb éminemment sympathique, quand on sait la mentalité dominante des "visages pâles" à cette époque (il n'est que de voir les Westerns de l'âge d'or d'Hollywood pour s'en persuader !).

    Si je me suis ainsi attaché à préciser la personnalité du docteur DeWitt Webb, c'est parce qu'il va jouer un rôle essentiel dans la suite des événements, et que c'est la seule personne ayant quelque compétence scientifique à avoir enquêté sur place. Par ailleurs, rien dans ses responsabilités médicales, administratives, ou à la tête de la société qu'il avait fondée, ne donne à penser qu'il ait pu être un mystificateur.

    C'est donc le lendemain 1er décembre 1896, que le docteur Webb put se rendre sur les lieux de l'échouage et procéder à un premier examen de la "chose". Il lui apparut tout d'abord que le cadavre de l'animal, très mutilé, était dans un état de décomposition déjà avancé : peut-être était-il échoué depuis plusieurs jours, peut-être même l'animal était-il mort depuis bien plus de temps encore... Le cadavre de cette mystérieuse créature était d'une couleur rose pâle, presque blanche, avec un reflet argenté à la lumière du soleil. Il était également d'une consistance très dure, à tel point qu'un couteau ne parvenait pas à l'entamer. Ce qui dépassait du sable mesurait environ 6 m de long, 5 m de large et près de 1,20 m de hauteur, et le docteur Webb en estimait le poids à près de 5 tonnes, sinon plus !
    Cependant, le plus ahurissant était que, selon le médecin, il ne s'agissait absolument pas du cadavre d'une baleine, mais bel et bien des restes d'un poulpe gigantesque, d'une taille propre à rivaliser avec celle des plus grands calmars géants !

    Quelques jours plus tard, sans doute le 7 décembre 1896, le docteur Webb revint sur les lieux de l'échouage avec deux photographes amateurs, Edgar Van Horn et Ernest Howatt, afin de prendre des vues de l'épave.
    Les photographies prises à cette occasion étaient considérées jusqu'à tout récemment comme perdues, et l'on ne possédait que des dessins effectués à l'époque à partir de celles-ci : surexposées, les photographies ne furent pas publiées, et l'on ignorait ce qu'elles étaient devenues. Contentons-nous donc pour l'instant de ces dessins, publiés dans l'American Naturalist d'avril 1897, et exécutés par Alpheus Hyatt Verrill d'après les originaux.
    Le premier dessin (figure 6), en vue frontale, montre le corps de l'animal, sorte de sac piriforme, avec ce qui semble être les moignons de cinq bras, derrière lequel se tient un homme qui, vraisemblablement, n'est autre que le docteur Webb lui-même (reconnaissable à son chapeau et ses moustaches), et qui permet de se faire une idée de l'échelle.


Figure 6 : le "monstre de Floride", dessiné d'après une photographie prise de face
(tiré de Verrill, American Naturalist, 1897)

    Le deuxième dessin (figure 7), d'après une photographie prise de côté, ressemble vaguement à un éléphant couché sur le flanc, et montre une carcasse qui s'amincit progressivement vers l'extrémité, où l'on parvient à distinguer 2 ou 3 moignons de bras.


Figure 7 : le "monstre de Floride", dessiné d'après une photographie prise de côté
(tiré de Verrill, American Naturalist, 1897).

 

    En fait, une des photographies originales, prétendument perdue, a été obtenue par Gary Mangiacopra en 1994 seulement : c'est de toute évidence à partir de cette photographie (figure 8) que Alpheus Hyatt Verrill, a exécuté le dessin précédent, ainsi que celui illustrant son propre article pour le Hartford Daily Courant du 18 février 1897 (figure 9).


Figure 8 : photo surexposée en vue latérale du monstre de Floride
(archives F.G. Wood).


Figure 9 : le dessin tiré de la photo précédente par A. H. Verrill
(d'après le Hartford Daily Courant, 1897).

    Vers la même époque, un certain Mr. Wilson écrivit au docteur Webb pour lui communiquer les résultats de ses observations, faites après avoir creusé autour du cadavre :

"Un bras s'étendait à l'ouest du corps, long de 23 pieds [7 m] ; un moignon de bras, à l'ouest du corps, d'environ 4 pieds [1,20 m] ; trois bras s'allongeaient au sud du corps et y étaient apparemment attachés (bien que je n'aie pas creusé jusqu'au corps, car il était bien enfoncé dans le sable, et j'étais fatigué), le plus long mesurait plus de 32 pieds [9,75 m], les autres bras étaient de 3 à 5 pieds [90 cm à 1,50 m] plus courts."

    Peu après, une très forte tempête avait emporté le cadavre, qui finit par revenir s'échouer un peu plus au sud, après que la tempête et le ressac lui eussent arraché les bras.
    Dans les tous premiers jours de décembre 1896, un certain docteur Grant, propriétaire d'une résidence sur la plage de Saint-Augustine, fit à son tour connaître son témoignage au Pennsylvania Grit de Williamsport, qui le publia dans son numéro du 13 décembre :

"La tête est aussi grande qu'un baril ordinaire de farine et a la forme de la tête d'un phoque. Le cou, si l'on peut dire que la créature a un cou, a le même diamètre que le corps. La bouche est sous la face inférieure de la tête et est protégée par deux tubes tentaculaires d'environ 8 pouces [20 cm] de diamètre et de 30 pieds [9 m] de long. Ces tubes ressemblent à une trompe d'éléphant, et étaient évidemment utilisées à saisir à la manière de ventouses tout objet à leur portée.
"Un autre tube ou tentacule de même dimension monte sur le sommet de la tête. Deux autres, un de chaque côté, sortent de derrière le cou de l'animal et s'étendent de 15 pieds [4,50 m] le long de l'animal et derrière la queue. La queue, qui est séparée et déchiquetée avec des points de coupure sur plusieurs pieds, est flanquée de deux tentacules de plus de mêmes dimensions que les autres et de 30 pieds [9 m] de long. Les yeux sont sous la partie arrière de la bouche, au lieu de dessus.
"Ce spécimen est si grièvement mutilé par les requins et poissons-scies que seuls les moignons de tentacules restent, mais des morceaux en furent trouvés à quelque distance sur la plage, montrant que l'animal avait eu une féroce bataille avec ses adversaires avant d'être mis hors de combat et de s'échouer sous l'effet du ressac."

    Laissons de côté l'illustration fantaisiste (figure 10), faite par le dessinateur du journal et non par le témoin.
    La description n'a pas toute la clarté désirable, mais on peut en tirer quelques renseignements substantiels. Tout d'abord, si l'on fait le décompte des moignons de "tentacules", on en trouve sept, ce qui à une unité près désigne un octopode, un poulpe -- dont le nom, notons le bien, n'a pas été prononcé. Mr. Grant insiste sur le fait que tous ces "tentacules" sont de même dimension : rien n'indique donc la présence de fouets de calmar.


Figure 10 : dessin publié dans le Pennsylvania Grit (1897).

 

    La mention d'une "queue" flanquée de deux tentacules est plus déconcertante, mais on peut suggérer qu'il s'agit en fait d'un fragment de la tête ou de l'ombrelle, armé de deux bras, gisant près de l'extrémité opposée du corps : Mr. Grant fait d'ailleurs remarquer que cette soi-disant "queue" est déchiquetée et séparée du reste du corps. Enfin, les dimensions des restes des bras du monstre (quelque 9 m de long pour 20 cm d'épaisseur) confirment parfaitement les dimensions que Mr. Wilson avait données dans sa lettre au Dr. Webb, et celles que donnera Webb lui-même peu après.

    Pendant ce temps, le docteur Webb avait entrepris de faire connaître sa spectaculaire découverte à la communauté scientifique, et il avait écrit plusieurs lettres à divers scientifiques, dont une fut publiée par le mensuel malacologique (à savoir sur les mollusques) Nautilus, dans son numéro de janvier 1897. Bien que non datée, cette lettre fut certainement écrite au tout début de décembre 1896, pour avoir été publiée si tôt :

"J'ai été très intéressé par un immense céphalopode qui s'est échoué à 5 miles au sud de Jack Mound, île Anastasia. Il ne restait que des moignons de tentacules, car il était mort depuis peut-être plusieurs jours. Le corps mesurait 18 pieds [5,50 m] de long, 11 pieds [3,35 m] de large et 3 pieds et demi [1,05 m] d'épaisseur au-dessus du sable, comme il gisait mou et aplati sur la plage. Bien sûr, il n'y a aucun moyen de connaître la longueur des tentacules, mais vu la taille du corps, les bras devaient être d'une longueur énorme."

    Le rédacteur en chef de la revue scientifique avait fait paraître cette lettre sous le titre "un grand décapode". Il ne s'agissait pas d'une "coquille" (ce qui aurait été banal pour un périodique malacologique !), mais tout simplement d'une attitude bien compréhensible de sa part, et que nous retrouverons par la suite : un céphalopode aussi gigantesque, ne pouvait être qu'un décapode, c'est-à-dire un calmar, quoi qu'en pensât le docteur Webb. Il est vrai que ce dernier ne parlait dans sa lettre que d'un "céphalopode", sans plus de précision ; mais il fut plus explicite dans une autre de ses lettres, datée du 8 décembre 1896, et adressée à Mr. J.A. Allen :

"Il se peut que vous soyez intéressé de savoir que le corps d'un immense poulpe a été jeté à quelque miles au sud de cette ville [Saint-Augustine]. Des tentacules, il ne reste que des moignons, car il est évident qu'il était mort depuis quelque temps avant même de s'échouer. Tel quel, cependant, le corps mesure 18 pieds [5,50 m] de long sur 10 pieds [3 m] de large. Sa taille immense et son état s'opposent à toute tentative de conservation. J'ai pensé que sa taille pourrait vous intéresser car je n'ai pas connaissance qu'on en ait enregistré un d'aussi grand."

    Avant de poursuivre, il faut faire quelques remarques sur les dimensions données par le médecin de Saint-Augustine. La "largeur" de 10 pieds (3 m) s'applique en fait à l'ensemble des restes (corps et moignons de bras), et non au seul corps de l'animal, comme on peut s'en rendre compte sur les dessins : sur celui effectué d'après la photo prise de face, on constate que la largeur du corps est d'environ la moitié de l'étendue totale des restes, ou encore, semble-t-il, du même ordre de grandeur que la taille du docteur Webb, soit dans un cas comme dans l'autre environ 1,50 m. Cette estimation est confirmée par l'examen de l'autre dessin, où la largeur du corps représente en effet à peu près le quart de la longueur du cadavre, donc 5,50 m/4 = environ 1,40 m.

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