(dernière mise à jour : 30 juillet 2004)
Le cœlacanthe indonésien
Si la possibilité de cœlacanthes en vadrouille au large du Kenya ou de l'Afrique du Sud ne devrait pas trop poser de problèmes à des zoologistes un tant soit peu objectifs, il est vraisemblable que la présence de ce poisson sur les côtes d'Australie ne sera pas acceptée aussi facilement. Et pourtant, un tel rapport a été publié en 1980, dans le magazine fortéen australien Strange Phenomena (Anonyme 1980).
En décembre 1996, Bernard Séret, un ichtyologiste du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris, me fit part d'un témoignage inédit, qui semblait confirmer la présence de cœlacanthes dans cette région :
"J'ai un ami, consultant en pêche (il a donc une bonne connaissance des poissons), qui m'affirme avoir vu un cœlacanthe dans un village de pêcheurs en Indonésie, il y a quelques années de cela. Malheureusement, il n'a pas de document photographique pour étayer son témoignage !"
LAustralie et lIndonésie étant proches, tout cela se tient parfaitement, surtout que l'on possède un élément autrement tangible sous la forme d'écailles venues de cette région (voir plus loin). Cela me conduisit à envisager dès 1996 (notamment sur ce site) la présence d'une population inconnue de cœlacanthes dans les eaux indonésiennes, sur la base de ces divers rapports ! Voilà donc encore une fois administrée la preuve de l'efficacité de la méthode cryptozoologique...
J'appris plus tard par Raphaël Plante, de la Station Marine d'Endoume à Marseille, que l'informateur de Bernard Séret était Georges Serre, qui effectuait en 1995, au sud-ouest de Java, une mission sur la pêche aux langoustes pour le compte de l'ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer). Au cours d'une pêche de nuit, il captura un cœlacanthe d'une douzaine de kilogrammes entre Pangandaran et Silacop, par moins de 80 m de fond. Il prépara la dépouille pour la faire expédier à l'institut océanographique de Djakarta (Java), mais fut victime d'un vol peu avant son retour en France, et perdit à cette occasion jusqu'aux photos qu'il avait prises du poisson en question. Selon Georges Serre, les pêcheurs de la région connaissent l'animal sous le nom de ikan fomar (?) ou ikan malam (ce qui signifie "poisson de la nuit") : il se peut que l'animal suive des migrations verticales quotidiennes, se rapprochant de la surface la nuit (lorsque le plancton végétal, et la chaîne alimentaire dans son sillage, font de même).
Bien sûr, rien ne prouvait formellement la réalité de la capture faite par Georges Serre (à moins que le spécimen concerné puisse être retrouvé), mais il ne fallut pas attendre bien longtemps avant que ses dires connussent une éclatante confirmation.En septembre 1998, le prestigieux hebdomadaire scientifique Nature annonça en effet ce qui restera comme une des découvertes zoologiques les plus spectaculaires de cette fin de siècle (et pour le coup, une des plus éclatantes victoires de la recherche cryptozoologique), à savoir la découverte d'une population de cœlacanthes en Indonésie !
La découverte dont il est ici question est tout aussi rocambolesque que l'histoire précédente : à l'occasion de sa lune de miel en Indonésie en septembre 1997, Mark V. Erdmann, spécialiste en biologie marine à l'Université de Californie à Berkeley, et sa femme Arnaz Mehta Erdmann, se promenaient dans un marché aux poissons à Manado (nord de Célèbes), lorsqu'ils avisèrent un poisson de quelque 1,25 m de long qu'ils reconnurent immédiatement comme étant un cœlacanthe !
Finissant leur séjour le lendemain, ils ne purent que photographier ce spécimen, mais cela fut suffisant pour obtenir un financement de la National Science Foundation et de la National Geographic Society. Un nouveau spécimen fut ainsi capturé le 30 juillet 1998 par un pêcheur indonésien, au large de l'île de Manado Tua (nord de Célèbes). Mark V. Erdmann et Roy L. Caldwell publièrent ainsi leur découverte dans Nature du 24 septembre 1998.
Le poisson, quoique rarement capturé, est déjà connu des pêcheurs de la région sous le nom de raja laut ("roi de la mer"), qui affirment qu'il peut atteindre deux mètres de long. Il se confirme ainsi, une fois de plus, cette constante de la cryptozoologie, que les "indigènes" connaissent déjà de manière traditionnelle des espèces animales qui ne sont nouvelles que pour les Occidentaux. Rappelons que le cœlacanthe des Comores était connu avant sa découverte officielle par les pêcheurs de larchipel, qui le nommaient kombessa ou gombessa.
A première vue, le coelacanthe indonésien ressemble au coelacanthe des Comores (Latimeria chalumnae), mais il est de couleur brune et non bleue. Il semblait peu vraisemblable qu'il s'agisse de la même espèce, les Comores et Célèbes étant séparées par près de 10 000 kilomètres ! Cette distance énorme, le fait que les captures soient relativement fréquentes, que le poisson soit connu sous divers noms vernaculaires, et la différence de couleur, démontraient à l'évidence qu'il ne pouvait s'agir en aucun cas d'individus venus des Comores. Du reste, le cas de la capture d'un autre spécimen, bien que non confirmé, au sud-ouest de Java par Georges Serre en 1995, montre que l'aire de répartition de la population indonésienne est considérable. Il est également à noter que le cœlacanthe de Manado Tua a été découvert dans un habitat d'île volcanique, ressemblant à celui des Comores. Or, l'Indonésie est parsemée d'innombrables îles volcaniques (que l'on songe notamment au fameux Krakatoa), ce qui ouvre des perspectives nouvelles sur l'extension possible de l'habitat.
Cette hypothèse d'une espèce distincte sest révélée exacte, à la suite des travaux de Laurent Pouyaud, un ichthyologue français, et de ses collègues indonésiens, travaux qui ont été publiés récemment dans les Comptes-Rendus de lAcadémie des Sciences (Pouyaud et al. 1999, Combes 1999).
Dune part, le spécimen indonésien présente des différences morphologiques significatives avec les cœlacanthes des Comores. Ainsi, la longueur de la tête est relativement plus faible chez le cœlacanthe indonésien, alors que la queue est relativement plus longue. Le nombre de rayons de la deuxième nageoire dorsale est plus faible (27 contre 29 à 31), celui du grand lobe ventral de la nageoire caudale plus élevé (24 contre 21 ou 22), de même que pour le lobe épicaudal (petit lobe caudal supplémentaire) (30 contre 25 à 26).
Dautre part, des tests sur l'ADN des mitochondries ont permis d'établir que le cœlacanthe indonésien représente bien une espèce distincte, que Pouyaud et ses collègues (1999) ont proposé de nommer Latimeria menadoensis, en référence au lieu de la capture (Menado Tua ou Manado Tua).
Cette description au pas de charge fut le point de départ d'une polémique bien éloignée de la science. Pouyaud avait obtenu des échantillons du cœlacanthe de Manado Tua aux fins d'analyses, mais il se garda de partager ses résultats avec Erdmann, le découvreur du spécimen, voulant se réserver l'honneur d'associer son nom à un baptême scientifique. Sur un stade, un tel manque de fair-play vaudrait un carton jaune...Hélas, les choses n'allaient pas en rester là. Georges Serre prétendit en effet au début de l'été 2000 avoir "retrouvé" la photo du spécimen (non confirmé) de Java de 1995, et il s'est associé à Bernard Séret, du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris et à Laurent Pouyaud (père controversé du Latimeria menadoensis), pour soumettre un article en commun à la célèbre revue scientifique britannique Nature. Mal leur en a pris...
Heather McCabe et Janet Wright, dans le numéro du 13 juillet 2000 du prestigieux hebdomadaire, démontrent qu'il s'agit de toute évidence d'un montage photographique : le prétendu spécimen de Java, présenté sur un étal de marchand de poissons, n'est rien d'autre que le spécimen de Sulawesi photographié par Erdmann en 1998. Les retouches sont minimes, mais la posture est identique, et l'examen comparé des deux photos avec un logiciel graphique montre la parfaite similitude du dessin des taches claires sur le corps, caractéristiques des cœlacanthes. Après le carton jaune, il est temps de sortir le carton rouge...
Dans le numéro du 20 juillet de Nature, Heather McCabe apporte de nouveaux éléments : Bernard Séret a soumis la photo à un expert affilié au Tribunal de Grande Instance de Paris, qui confirme la supercherie. Georges Serre précise pour sa part que la photographie a été prise par un ami à lui, décédé depuis... De toute manière, les différentes versions de l'épisode contiennent des contradictions.
Quant à Pouyaud, il affirme maintenant avoir connaissance d'un autre cœlacanthe conservé dans une collection privée de Jakarta, dont le propriétaire prétend qu'il provient de Java. Comme il a la même taille que celui signalé par Serre, Pouyaud se demande s'il ne s'agit pas du même spécimen, en définitive.
Quoi qu'il en soit, la science française ne ressort pas grandie de cet épisode. Admettons que Serre ait effectivement observé un cœlacanthe à Java en 1995, et qu'il ait joué de malchance (quelle qu'en soit la raison : vol de documents, perte du spécimen...), et qu'il ait nourri un sentiment de frustration de ne pas pouvoir prouver sa découverte. En aucun cas, cela ne saurait justifier le recours au truquage photographique !Une anecdote encore plus renversante m'a été rapportée par Olivier Pauwels, herpétologiste belge, selon qui l'existence de cœlacanthes indonésiens était connue par certains scientifiques belges depuis près de 20 ans, information qu'il récolta chez un professeur de l'Université Libre de Bruxelles. Mais ceux-ci n'avaient alors pas jugé utile d'en faire la communication, estimant le fait "pas important" (une véritable histoire belge !).
Pour en terminer (provisoirement sans doute) avec ce chapitre, Nature publia, dans son édition du 6 janvier 2000, un article sur les résultats de l'expédition JAGO à la recherche du cœlacanthe indonésien. L'expédition JAGO, à laquelle participaient plusieurs spécialistes du coelacanthe (Hans Fricke, Mark Erdmann, Raphaël Plante, etc.), utilisait un sous-marin de poche. Dans un premier temps, les plongées effectuées n'ont pas permis de trouver de cœlacanthe au large de Manado Tua, où avait eu lieu la découverte du premier spécimen. En revanche, au cours d'autres plongées à 360 km plus au sud-ouest, deux cœlacanthes purent être filmés par 155 m de fond (Fricke et al. 2000).
Des cœlacanthes dans l'Atlantique ?
D'autres témoignages sur des cœlacanthes fort éloignés de leur aire de répartition admise, ont été rapportés par Hans Fricke, un chercheur allemand du Max Planck Institut für Verhalten Physiologie à Seewiesen (RFA), à qui l'on doit le premier film d'un cœlacanthe dans son habitat naturel au large des Comores, depuis un "sous-marin de poche". Un marchand de poissons rares lui confia qu'il avait vu jadis une photographie d'un cœlacanthe dans un magazine publié au Portugal dont il ne pouvait se souvenir : il pourrait s'agir en fait d'un article sur le Mozambique, une colonie portugaise jusqu'en 1975, d'où sont venus un témoignage indigène (celui de l'île de Bazaruto, recueilli par Smith en 1948) et une récente capture au large de Quelimane en 1991 (voir ci-dessus).
Puis Hans Fricke reçut deux appels téléphoniques sur la présence d'un cœlacanthe sur un marché aux poissons dans une des îles Baléares, au large de la côte méditerranéenne de l'Espagne (Fricke 1988, 1989) :
"Un lecteur de notre reportage pour Geo m'écrivit qu'il avait vu un cœlacanthe sur le marché aux poissons de Palma de Mallorca. Comme je lui demandai s'il existait une photo, j'eus la réponse surprenante qu'il n'avait pas photographié le poisson, car il serait déjà connu." (Fricke 1989).
Un pêcheur grec prétendait aussi en avoir attrapé un exemplaire, de quelque 50 cm de long, et un autre spécimen avait été signalé sur un marché aux poissons à Vigo, sur la côte occidentale de l'Espagne, mais la photographie ne montrait que le vague contour d'une baudroie (Fricke 1988, 1989).
Il faut peut-être également verser au dossier une brève mention du magazine fortéen Doubt de 1949, au sujet d'un étrange poisson
"Un poisson à quatre pattes a été attrapé près de Tallahassee, Floride, le 18 janvier [1949], FS. Décrit comme ayant 4 pieds [1,20 m] de long, avec des pattes de 3 pouces [7,5 cm]. La Florida Wildlife Association n'a pas pu l'identifier."
La longueur de ce poisson (4 pieds, soit 1,20 m) est parfaitement compatible avec la taille moyenne d'un cœlacanthe, bien que ses pattes soient plutôt petites pour sa taille. La description pourrait s'appliquer au Lepidosiren, mais que diable ce poisson d'eau douce de l'Amazone irait faire au large de la Floride ? Et du reste, la Florida Wildlife Association l'aurait identifié sans peine. Par contre, un cœlacanthe n'est pas du tout impossible, car il n'était alors connu à cette époque que par de rares scientifiques, et par un seul spécimen.
Le zoologiste anglais Karl P. N. Shuker m'a signalé en 1995 une histoire encore plus extraordinaire :
"On m'a informé aujourd'hui [31 janvier 1995] qu'un cœlacanthe a été découvert dans les eaux jamaïcaines ! Je n'ai rien vu à ce sujet sous une forme publiée, mais si c'est vrai, c'est une découverte sensationnelle !"
Certainement. Mais à ce jour, je n'ai pu trouver l'origine de l'information, et je suppose qu'il s'agit d'une rumeur, bien que la présence de cœlacanthes dans les Caraïbes est loin d'être invraisemblable, comme on va le voir. Du reste, des témoignages circonstanciés ont été recueillis en 2002 par Jerome Hamlin, qui anime l'excellent site www.dinofish.com. Accompagné d'une traductrice espagnole, Diana Dyjak, Hamlin rencontra notamment Hector Western, un ancien marine américain, qui avait pratiqué la pêche en mer durant des lustres. Il affirmait que vers 1974, il avait vu deux poissons pris à 3 ou 4 miles au large d'el Faro de la Cucaracha, qui ressemblaient exactement au cœlacanthe en photo que Hamlin lui montra. Hélas, les deux poissons, jugés immangeables, avaient été jetés par dessus bord.
On ne peut pas terminer ce chapitre sans mentionner la prétendue capture d'un spécimen aux Iles-de-la-Madeleine (nord-est du Québec), racontée avec beaucoup d'humour sur le site Cybersciences par Philippe Gauthier, et reproduit ici avec son aimable autorisation :
"Il n’y a peut-être plus de morue aux Iles-de-la-Madeleine, mais on peut tout de même y faire une pêche intéressante : à preuve, ces biologistes marins de l’Institut océanographique de Rimouski, qui viennent d’y capturer un cœlacanthe. [...] "Des cœlacanthes ont déjà été capturés dans les Comores et en Indonésie, a précisé l’un des chercheurs, Jean Fischer, mais c’est la première fois que l’on en trouve un dans l’hémisphère nord."
"[...] La présence de ce cœlacanthe dans le Golfe du Saint-Laurent reste inexpliquée. On ignore s’il s’agit d’un individu égaré ou s’il existe une population quelque part autour des Iles-de-la-Madeleine. D’autres expéditions seront nécessaires pour trancher la question. Une seule certitude : l’espèce est mieux adaptée aux eaux froides qu’on ne le croyait.
"Elle est aussi extrêmement vorace. L’estomac du spécimen repêché contenait les restes à moitié digérés d’un bébé phoque. "Le cœlacanthe est le seul prédateur naturel du phoque du Groenland, a indiqué Jean Fischer. Il pourrait s’avérer très utile pour contrôler les populations de ces mammifères marins qui dévorent de grandes quantités de morues." Le biologiste marin espère maintenant capturer des spécimens vivants et lancer un élevage aux Iles."Au cas où les nombreux clins d'œil au lecteur de l'auteur de ce délicieux pastiche cryptozoologique (à commencer par le nom de Fischer attribué au spécialiste des poissons) ne seraient pas suffisants pour susciter notre méfiance, la date de la capture, le 1er avril 1999, devrait lever le moindre doute...
Un canular beaucoup moins élaboré sur un cœlacanthe pêché au large de la côte nord de l'Angleterre, a été publié par un tabloïd américain, dont ce type d'inventions est le fond de commerce habituel. La légende de la photographie, "fishy... coelacanth" devrait tout de même servir d'avertisseur au lecteur anglophone trop crédule ("it smells fishy", littéralement "ça sent le poisson", est l'équivalent de notre expression "ça sent le canular à plein nez")...