Institut Virtuel
de
Cryptozoologie
 

 

L'OISEAU ÉNIGMATIQUE D'HIVA-OA

par Michel Raynal

(dernière mise à jour : 02 mars 2014) 

 

    C'est à Hiva-Oa, une des îles de l'archipel des Marquises, au milieu de l'océan Pacifique, que le peintre français Paul Gauguin et le chanteur belge Jacques Brel ont passé les dernières années de leur vie, et que se trouvent leurs tombes. Mais les cryptozoologues devraient connaître cette île, au moins autant que les amateurs de peinture et de chansons, car elle abrite un oiseau inconnu de la science.

 

Les témoignages

    Le 15 juillet 1978, la première chaîne de télévision française TF1 diffusait un documentaire intitulé "la croisière de l'Eryx II", réalisé par Jean Sagols, sur une croisière effectuée par ce voilier en Polynésie. Le récitant précisait que l'Eryx II avait été précédemment loué par un Brésilien, afin de se rendre à Hiva-Oa pour capturer un mystérieux oiseau aptère qui vivrait dans l'île. Je ne sais sur quelles informations ce Brésilien fondait sa certitude -- peut-être avait-il eu connaissance des témoignages qui vont suivre. Une chose, en tout cas, est certaine : son expédition fut infructueuse, et le professeur Dante Martin Texeira, conservateur des oiseaux du Museu Nacional à Rio de Janeiro, ignorait tout de celle-ci. Quant à Michel Feuga, il n'y a pas fait davantage allusion dans son livre Eryx II, ou la Croisière Polynésienne (1978). J'aurais pourtant souhaité contacter ce Brésilien, aussi insaisissable que l'oiseau qu'il cherchait, ne serait-ce que pour discuter avec lui des derniers rebondissements du dossier, mais n'anticipons pas...

    En 1937, l'explorateur et ethnographe norvégien Thor Heyerdahl (figure 1), qui devait devenir 10 ans plus tard le fameux héros de l'expédition du Kon-Tiki (la traversée du Pacifique sur un radeau de balsa), vivait en Robinson avec sa femme Liv sur l'île de Fatu-Hiva, aux Marquises, dans une lune de miel paradisiaque. Heyerdahl a raconté ce séjour dans son premier livre På jakt etter paradiset (à la recherche du paradis), publié en 1938, où il ne fit pas mention de l’histoire qui va suivre. Ce n’est que bien plus tard, dans son livre Fatu-Hiva, return to nature (1974) que Thor Heyerdahl relata l’incident cryptozoologique qui nous intéresse. S'étant rendu sur l'île voisine d'Hiva-Oa, Heyerdahl se promenait un jour à cheval dans une forêt de montagne, en compagnie d'un Polynésien du nom de Terai :

    "Terai arrêta soudain sa monture et nous montra la piste devant lui. Nous étions arrivés à un petit monticule couvert de basses fougères et un oiseau sans ailes était au milieu du sentier et nous regardait. Puis il courut plus rapidement qu'une petite poule le long de la piste et disparut en un éclair dans une sorte de tunnel entre les fougères épaisses. Nous avions entendu parler de cet oiseau sans ailes, une espèce étrange totalement inconnue des ornithologues. Les insulaires en avaient vu souvent, mais n'avaient jamais réussi à en attraper un, puisqu'ils plongeaient toujours à une folle vitesse dans des trous et des galeries. Dans le Pacifique, on ne connaît d'oiseaux sans ailes qu'en Nouvelle-Zélande, représentés par le kiwi et le moa, maintenant éteint, qui mesurait douze pieds [3,60 m] de haut. Nous fouillâmes tout un labyrinthe de galeries, qui zébraient le monticule couvert de fougères, mais nous ne réussîmes pas à revoir cet oiseau mystérieux."

 


Figure 1 : Thor Heyerdahl en 1937
(photo d'après Heyerdahl 1974)

    Un oiseau aptère dans une île du Pacifique ? Voilà qui n'aurait rien de si extraordinaire : dans la faune insulaire, on note en effet de nombreux cas d'aptérisme (l'atrophie partielle ou totale des ailes), aussi bien chez les insectes que chez les oiseaux. Pour nous limiter aux oiseaux aptères des îles de l'océan Pacifique, on peut citer entre autres les casoars de Nouvelle-Guinée, le kagou de Nouvelle-Calédonie (Rhinochetus jubatus), le cormoran des Galapagos (Nannopterum harrisi), les oies fossiles des îles Hawaï (Tambetochen), et tous les râles de Polynésie.
    Quant à la Nouvelle-Zélande, comme le note Thor Heyerdahl, elle semble être un paradis pour oiseaux aptères (et pour les oiseaux en général, au point qu'on l'a baptisée l'Ornithogée, "la terre des oiseaux") : parmi les espèces incapables de voler, on y trouve le kiwi, devenu l'emblème de la Nouvelle-Zélande, et dont on connaît trois espèces (Apteryx) ; des rallidés dont le takahe (Porphyrio mantelli, anciennement Notornis mantelli) ; et même un perroquet, le kakapo (Stringops).
    Des ossements fossiles ou même subfossiles (non minéralisés, donc très récents) ont révélé l'existence passée en Nouvelle-Zélande d'une bonne douzaine d'espèces, toutes incapables de voler, de la famille des Dinornithidés ou moas ; certaines étaient encore chassées par les Maoris voici quelques siècles. La plus grande d'entre elles, Dinornis giganteus, devait évoquer une sorte d'émeu de 3,50 m de hauteur.

    En 1980, afin de tenter d'en apprendre davantage, j'ai écrit à Thor Heyerdahl, qui me répondit ce qui suit le 30 septembre de cette année :

    "Je suis désolé de ne pas pouvoir vous donner des informations au sujet de l'oiseau sans ailes d'Hiva-Oa, autres que celles que j'écrivais dans mon livre sur mon année aux îles Marquises. A ma connaissance, rien d'autre n'a été publié sur cet oiseau, bien qu'il se pourrait qu'un ornithologue ait visité l'île ces dernières années et ait écrit quelque chose qui me soit inconnu."

    Rien d'autre publié sur cet oiseau ? Sûrement pas, comme on va le voir bientôt. Toujours est-il que je relançai à nouveau Thor Heyerdahl pour obtenir des précisions sur la taille de l’oiseau, et voici ce qu'il m’écrivait dans sa lettre du 17 décembre 1980 :

"Le souvenir que je garde de l'oiseau sans ailes d'Hiva-Oa m'a laissé l'impression qu'il était considérablement plus gros qu'un moineau, et plutôt de la taille d'un goéland à longues pattes."

    Je m'empresse de préciser que je n'ai nullement cherché à influencer le célèbre aventurier et ethnologue norvégien, le tenant même intentionnellement dans l'ignorance du livre de Francis Mazière dont nous allons parler. Je lui avais simplement demandé de me donner ne serait-ce qu'un ordre de grandeur de la taille de l'oiseau : il m'était difficile de poser une question plus neutre.
    C’est seulement en préparant une conférence pour un colloque cryptozoologique tenu à Dinant (Belgique) en avril 2014, que je découvris que l’on doit à Thor Heyerdahl un récit beaucoup plus récent de ses aventures aux Marquises, Grønn var jorden på den syvende dag (1991), traduit en anglais en 1996 sous le titre Green was the Earth on the seventh day (Verte était la Terre au septième jour) :

    "De rares oiseaux, dont certains splendidement colorés, voletaient ou couraient parmi les fougères et le feuillage. Nous eûmes la chance rare de voir un des oiseaux sans ailes courant vite et connu des indigènes mais inconnu des ornithologues. Terai arrêta soudain sa monture et montra la piste devant nous. J'eus à peine la vision d’un oiseau ressemblant à une petite poule sans ailes [som lignet en liten høne uten vinger], quand il commença à courir le long de la piste et disparut dans une sorte de tunnel au milieu des fougères denses. Aucun n’avait jamais été attrapé. Comment cet oiseau sans ailes avait-il atterri dans les collines d’Hiva-Oa ?"

    On notera la similitude avec la version de 1974, mais aussi la remarque que l’oiseau « ressemblait à une petite poule » (et non pas seulement « courut plus rapidement qu’une petite poule »), confirmant ainsi la taille que m’avait précisée par lettre Thor Heyerdahl en 1980.

 

    Une vingtaine d'années après Thor Heyerdahl, l'explorateur français Francis Mazière entendit à son tour parler de cet oiseau insaisissable. Ayant longuement séjourné aux Marquises en 1956, il écrit dans son livre Mystérieux Archipel du Tiki (1957) à propos des migrations des Polynésiens à travers le Pacifique :

    "Un fait assez extraordinaire, que j'ai pu relever personnellement, prouve l'importance de ces migrations et leur valeur de peuplement.
    "Dans l'île d'Hiva-Oa, j'avais entendu parler, par un vieux marin norvégien et quelques indigènes de l'île, de l'existence d'un animal fort curieux, appelé Koau, qui ressemblait à une espèce de Kiwi.
    "D'après le vieux Lee [sic] qui en avait poursuivi un à cheval, et n'avait pu du reste le capturer, tant sa course était rapide, l'animal avait la grosseur d'un coq, son pelage [sic] était violacé, son bec jaune ainsi que ses pattes, longues et fortes. Il ne possédait que des moignons d'ailes.
    "Cette description me semblait si extravagante que je n'y prêtai pas grande attention jusqu'au jour où je tombai sur une revue néo-zélandaise, relatant, photos à l'appui -- ce qui nous permit de les montrer aux indigènes -- la découverte, par une expédition de montagne, d'un groupe inconnu de noctunis [sic] réfugiés sur le front d'un glacier. L'animal était le même. Or, l'important est que, ne pouvant pas voler, il n'y a pu avoir d'autre moyen de transport de cette espèce que les migrations en pirogues. A moins, évidemment, que le fameux continent de Man [sic] n'ait réellement existé sur l'emplacement du Pacifique. Mais ceci est un problème que je ne peux encore aborder, qui ne cesse pourtant d'inquiéter, vu le peu de recherches sous-marines effectuées à l'heure actuelle dans ces régions.
    "J'insiste pour le lecteur que cette hypothèse pourrait passionner. Il est plausible que la fameuse Atlantide de Platon soit, si l'on prend sa métrique exacte, le fameux continent de Man dont les dernières recherches américaines laissent entrevoir l'importance. La disparition de ce continent serait due au choc d'un énorme fragment de planète détaché qui aurait opéré le retournement des pôles, déclenchant ainsi les périodes glaciaires... De nombreuses légendes des îles parlent de cet énorme morceau d'étoile qui a effondré le Pacifique et créé les îles. C'est un fait.
    "Je ne veux rien dire d'autre dans ce livre."

    Il vaut mieux en effet en rester là, tant nous nageons en pleine science-fiction ! Ceci n’est guère étonnant de la part de Francis Mazière, qui devint par la suite, aux Editions Robert Laffont, directeur de la célèbre collection ésotérique « Les énigmes de l’Univers », à la couverture noire et aux titres dorés si caractéristiques ! Les précisions apportées par Mazière appellent en tout cas plusieurs remarques et rectifications, car on y relève au moins quatre erreurs grossières, qui semblent le fait de l'éditeur ou de l'imprimeur, plutôt que de Mazière lui-même :

  •     1 ) Le "vieux Lee" est en fait Henry Lie, un marin norvégien installé à Hiva-Oa, et longuement cité dans le livre de Thor Heyerdahl.

  •     2 ) On conviendra qu'un "pelage" ferait de notre animal mystérieux un "drôle d'oiseau". Afin d'échapper longtemps encore aux recherches, je lui suggère de l'échanger contre un plumage certes plus seyant ! A vrai dire, les kiwis de Nouvelle-Zélande possèdent des plumes sans barbillons, ressemblant à des soies : on peut donc dire sans trop d'incongruité qu'ils possèdent une sorte de pelage. Mais il apparaît en fait qu'il s'agit d'une coquille d'imprimerie, les deux mots étant phonétiquement et orthographiquement très proches ; du reste, Mazière confirma de vive voix à Jean-Jacques Barloy qu'il fallait bien lire "plumage" et non "pelage".

  •     3) "Noctunis" est aussi une faute d'orthographe ou d'impression pour "Notornis", ainsi que le notait implicitement Gabriel Lingé (1972), en rétablissant l'orthographe correcte.

  •     4 ) Rectifions enfin l'orthographe du prétendu "continent de Man" : il s'agit de toute évidence du continent de Mu, inventé de toutes pièces par le colonel britannique James Churchward, et que l'on a visiblement confondu avec l'île de Man. Située en mer d'Irlande (entre Irlande du Nord et Grande-Bretagne), l'île de Man est célèbre pour abriter une race de chat sans queue. A être sur le sujet, faisons un sort à ce continent de Mu, qui n'a jamais existé que dans l'imagination (fertile !) dudit James Churchward. Il a écrit plusieurs livres pour tenter de prouver l'existence passée d'un continent aujourd'hui englouti, qui se serait étendu il y a moins de 20 000 ans sur une vaste superficie de l'océan Pacifique, et appelé Mu : une sorte d'Atlantide polynésienne, en somme, qui, s'il faut en croire son inventeur, serait la mère de toutes les civilisations de l'Antiquité.
        Dans cette "œuvre" d'archéologie-fiction, notre colonel accumule les erreurs, voire les énormités. Il avance des "faits" (?) impossibles à vérifier : traductions fantaisistes de textes restés indéchiffrables à ce jour (comme les tablettes de l'île de Pâques), documents "antiques" imaginaires dont on chercherait vainement la trace ; absence totale de bibliographie, car bien entendu Churchward semble avoir érigé en principe de ne jamais citer ses sources, comme d'ailleurs tous les auteurs de la lignée des Robert Charroux et autres Erich von Däniken ; et pour couronner le tout, Churchward attribue généreusement une ancienneté de plusieurs dizaines de milliers d'années à des monuments vieux tout au plus de quelques siècles !
        Pour ne citer que quelques perles glanées au hasard dans ses ouvrages, Churchward parle de mystérieuses tablettes "Naacal", qu'il est bien le seul à avoir vues, et traduites encore bien ! Il assure les avoir découvertes dans un temple indien, mais dans un autre livre, c'est au Tibet qu'il les aurait trouvées !
    Il donne aussi une "traduction" très personnelle des signes sculptés sur la célèbre Porte du Soleil à Tiahuanaco, située en Bolivie, à près de 4000 mètres d'altitude, tout près du lac Titicaca. Il affirme être allé sur les lieux, ce qui ne l'empêche pas de situer "Tiwanaku" (sic) au Pérou, et de reproduire la principale sculpture avec des mains à cinq doigts, alors qu'elles présentent la remarquable singularité de n'en avoir que quatre !
        Arrêtons là cette énumération. La chose est entendue, Churchward écrit n'importe quoi -- non pas en se trompant de bonne foi, ce qui serait excusable (errare humanum est), mais en mentant sciemment à ses lecteurs, à moins qu'il ne s'agisse d'un cas de mythomanie aiguë : dans les deux cas, il est regrettable que de telles stupidités soient publiées sans sourciller par des éditeurs sans scrupule.
        Mais pour autant, un continent n'aurait-il pas pu couvrir le Pacifique voici quelques milliers d'années ? Pas davantage : d'une part, les recherches géologiques et géophysiques attestent que le Pacifique est un océan extrêmement ancien (à la différence de l'Atlantique), et que jamais un continent n'a occupé l'emplacement de l'actuelle Polynésie, au moins depuis l'ère primaire ; d'autre part, l'étude de la faune des îles du Pacifique du point de vue de la zoogéographie montre que chaque archipel (voire chaque île) possède sa propre faune, alors que si un continent s'était étendu entre ces îles voici une douzaine de milliers d'années, on devrait y retrouver plus ou moins les mêmes espèces animales. Les enseignements tirés de la botanique mènent d'ailleurs à des conclusions identiques.
        Exit le continent de Mu.

    Jean-Jacques Barloy, écrivain-zoologiste, ornithologue de formation, a mentionné les deux témoignages précédents dans son livre Merveilles et Mystères du Monde Animal (1979), puis dans Fabuleux oiseaux (1980) co-écrit avec Pierre Civet, et qui fut justement, coïncidence amusante, le dernier ouvrage de la collection « Les énigmes de l’Univers » dirigée par Francis Mazière.. Il y ajoutait des détails supplémentaires sur l'oiseau énigmatique :

    "Francis Mazière rapproche également cet oiseau du kiwi. Il estime que l'espèce est maintenant éteinte, victime d'une chasse insensée ; les Français l'auraient connue et chassée. Il en existerait des ossements dans des tombeaux."

    Jean-Jacques Barloy, à qui j’avais posé la question, m’apprit dans sa lettre du 24 juin 1980, qu'il avait obtenus ces précisions inédites de Francis Mazière lui-même, au cours d’un entretien téléphonique. Barloy devait d’ailleurs l’écrire clairement lui-même dans Les survivants de l’ombre (1985) :

"Francis Mazière me dit [souligné par moi] qu’il considérait l’espèce comme aujourd’hui éteinte, victime de la chasse. Il en existerait des ossements dans des tombeaux."

    En ce qui concerne le nom de koau, rapporté par Mazière, il signifie "sommet" ou "cime" en marquisien, selon l'ouvrage de Dordillon Grammaire et dictionnaire de la langue des Marquises (1904), mais le mot de koao, qui en est phonétiquement très proche, est traduit par "sorte d'oiseau".
    D'autres informations sur ce koao sont données par le docteur Louis Rollin dans son livre Les Iles Marquises (1927) :

"KOAO : oiseau fouisseur qui vit dans la vase des plantations de "ta'o" [taro]. Au moindre bruit suspect, il se creuse un trou, ce qui rend sa capture difficile."

    Il est également question de cet oiseau, assez curieusement, dans une étude linguistique d'Henri Lavondès sur le concept du chaud et du froid en Polynésie. En dialecte marquisien, le mot de kena signifie brûlant, et se dit principalement de la chaleur des pierres d'un four lorsqu'elles sont portées au rouge. Dans ce cas, on peut substituer à ce mot l'expression matakoao, littéralement "œil de koao", à propos duquel Lavondès écrit :

"Le koao est décrit par les informateurs comme un oiseau migrateur, ayant la taille et l'apparence d'un canard, et caractérisé par ses grands yeux rouges."

    Il est à noter que beaucoup de rallidés possèdent des yeux rouges. Par ailleurs, la taille d'un canard s'accorde avec "la grosseur d'un coq" de l'oiseau d'Henry Lie et la "taille d'un goéland" ou d'une "petite poule" de l'oiseau d'Heyerdahl.

 

Est-ce la marouette fuligineuse ?

    En 1979, Jean-Jacques Barloy a émis l'hypothèse que l'oiseau mystérieux d'Hiva-Oa ne serait autre que la marouette fuligineuse (Porzana tabuensis) : il s'agit d'un râle qui vit dans nombre d'îles du Pacifique, dont les Marquises. La marouette fuligineuse mesure 15 à 20 cm de long, son plumage est noir, et elle ne possède qu'une queue rudimentaire et des moignons d'ailes (figure 2). Ses yeux et ses pattes sont rouges, son bec est marron clair, elle court très rapidement, et en cas de danger préfère s'enfuir en courant plutôt que de s'envoler. Aux Marquises, la marouette fuligineuse ne subsisterait que dans quelques vallées d'Ua-Pou et de Fatu-Hiva.


Figure 2 : la marouette fuligineuse
(Porzana tabuensis)

    Jean-Claude Thibault, qui effectua une expédition ornithologique aux Marquises en 1973, ne put observer cette espèce, et il écrit :

"Plusieurs Marquisiens nous ont assuré que l'oiseau, se sentant repéré, creuse un trou dans la boue et s'enfonce dans les taraudières."

    C'est très exactement, et presque dans les mêmes termes, ce que rapportait le docteur Rollin à propos du koao.
    Le nom vernaculaire même de l'oiseau vient en renfort de l'hypothèse de Barloy : en effet, selon Holyoak et Thibault (1984), koao est le nom marquisien de la marouette fuligineuse. La preuve en est qu'en 1933, le père Siméon Delmas, missionnaire aux Marquises, fit parvenir à Jacques Berlioz, un grand ornithologue du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris, un spécimen de Porzana provenant de Taiohae (Nuku-Hiva, îles Marquises). Cet oiseau "à plumage sombre et à ailes peu développées" était ainsi décrit par le missionnaire :

    "C'est un oiseau rare aux Marquises, ou du moins difficile à trouver. Depuis 47 ans que je suis dans l'archipel, à ma connaissance on n'en a vu que trois, on n'en a pris qu'un... Il vit dans l'herbe épaisse, où il se dérobe comme un rat. Il saute, mais ne vole pas ; je crois pourtant en avoir vu un voler un peu... Il vit volontiers dans les plantations de taro..., et fait entendre un cri qui lui a valu son nom de Koao... Vivant, ses yeux sont rouges, m'a-t-on dit..."

    Donc, c'est clair, koao est bien le nom utilisé par les Marquisiens pour désigner la marouette fuligineuse. Toutefois, Barloy lui-même émettait quelques réserves sur sa propre hypothèse :

"Cette espèce est-elle le koau ? Son écologie et son comportement s'en rapprochent, mais sa taille est beaucoup plus petite. Le mystère persiste."

    Rappelons en effet que la marouette fuligineuse n'est pas plus grosse qu'un étourneau, . . alors que l'oiseau énigmatique observé par Henry Lee, l'informateur de Mazière, avait « la grosseur d’un coq ». Quant à Thor Heyerdahl, comme on l’a vu, il m’avait précisé dans sa deuxième lettre en 1980 que l’oiseau qu’il avait entrevu en 1937 « était considérablement plus gros qu’un moineau, et plutôt de la taille d’un goéland à longues pattes » (long-legged sea-gull), expression qui, outre la taille, corrobore un autre détail noté par Henry Lie, qui parlait de « pattes longues et fortes ». Heyerdahl ajoutait dans sa version de 1991 que l’oiseau « ressemblait à une petite poule », ce qui suggère également une taille très supérieure à celle de Porzana tabuensis. Et enfin le koao décrit par Lavondès a la taille d'un canard, dont il a aussi l'apparence, ce qui laisse présumer un bec puissant, bien différent du bec long et fin de la marouette fuligineuse
    Ajoutons que la couleur noire de la marouette fuligineuse diffère également de celle, "violacée", de l'oiseau mystérieux.
    Il se peut que la confusion ait été introduite par Mazière : ayant recueilli l'observation d'un oiseau incapable de voler faite par Lie, il aurait demandé aux indigènes s'ils connaissaient un tel oiseau ; ces derniers auraient tout naturellement songé à la marouette fuligineuse, alias koao.
    A moins que le même nom de koao ne s'applique aux deux oiseaux aptères, le concept d'espèce n'étant pas le même pour les populations autochtones et les taxonomistes, comme l'a analysé l'ethnologue Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage (1962), ce que semble suggérer la description du koao par Lavondès, qui à l'évidence ne se rapporte pas à la marouette fuligineuse.

 

 

Est-ce le takahe, le moho, ou un râle endémique inconnu ?

    Sur ce, je proposai une autre hypothèse dans mon premier article cryptozoologique, en 1981, dans le Bulletin de la Société d'Études des Sciences Naturelles de Béziers : à savoir l'idée d'un lien avec un oiseau de la Nouvelle-Zélande, en fait l'explication suggérée par Mazière, quoique de manière peu claire. Il existe en effet en Nouvelle-Zélande un oiseau rappelant, par maints traits, l'oiseau insaisissable d'Hiva-Oa : c'est le takahe des Maoris (figure 3), ou Notornis (que Mazière écrit "noctunis"), dont la découverte mérite d'être contée.


Figure 3 : le takahe de la Nouvelle-Zélande
(Porphyrio mantelli)

    Il y a 150 ans environ, les Maoris de l'Île du Nord de la Nouvelle-Zélande rapportèrent aux colons britanniques l'existence récente d'un oiseau incapable de voler, distinct des moas et des kiwis : ils l'avaient jadis chassé pour s'en nourrir, au point de provoquer son extinction, et ils lui donnaient le nom de moho.
    En 1847, Walter Mantell put se procurer près de Waingongoro (Île du Nord de la Nouvelle-Zélande), quelques os de moho à l'état subfossile, qu'il fit parvenir au professeur Richard Owen, à Londres, précisant que l'oiseau était aussi appelé takahe par les habitants de l'Île du Sud. Il s'agissait d'un très grand râle, aux ailes trop réduites pour lui permettre de voler, auquel le professeur Owen donna le nom de scientifique de Notornis mantelli.
    En 1849, des chasseurs de phoques se trouvaient dans l'île de la Résolution, au large de l'Île du Sud. Leurs chiens prirent un jour en chasse un oiseau de la taille d'une oie, et le rattrapèrent à la course : il avait un plumage bleu violacé, tirant sur le vert sur le dos et les ailes, au bec épais et aux pattes robustes d'un rouge vif.
Grâce à Walter Mantell, la dépouille de cet animal finit par arriver à Londres, où on s'avisa qu'il s'agissait du même oiseau que celui examiné par le professeur Owen : supposé disparu de l'Île du Nord avant même d'avoir été découvert, le Notornis survivait dans l'Île du Sud !
    L'année suivante, un Maori captura un deuxième takahe sur l'Île du Secrétaire, dans la même région. En 1879, un chasseur s'empara d'un nouveau spécimen, après que son chien eût attrapé un takahe près du lac Te-Anau. Des études ultérieures montrèrent qu'il s'agit de deux sous-espèces (races géographiques) distinctes, que l'on nomma Notornis mantelli mantelli pour le moho de l'Île du Nord, connu seulement par des ossements subfossiles, et Notornis mantelli hochstetteri pour le takahe de l'Île du Sud.
    Un quatrième spécimen fut à nouveau capturé par des chiens en 1898, dans les parages du lac Te-Anau. Après quoi, le takahe fut considéré comme éteint, bien que des témoignages fussent encore enregistrés dans la première moitié du vingtième siècle (Reid 1974). Il fallut attendre l'expédition du docteur Geoffrey Orbell en novembre 1948 pour redécouvrir cet oiseau : il put en effet photographier deux spécimens vivants près du lac Te-Anau ; c'est dans les forêts et les vallées couvertes de plantes herbacées, entre 700 et 1000 m d'altitude, que vit le takahe, sévèrement protégé depuis par le gouvernement néo-zélandais.

    En 1981, quand je publiai mon article cryptozoologique sur cette énigme, le portrait-robot qui se dégageait de l'oiseau d'Hiva-Oa me faisait donc irrésistiblement penser au takahe (Notornis mantelli) de l'Île du Sud de la Nouvelle-Zélande.
    De fait, tout semblait les rapprocher : je notai l'écologie (habitat de forêt et de hautes herbes de montagne); l'éthologie (fuite dans les fourrés à la moindre alerte) ; la taille (celle d'un coq, d'un goéland, d'une grosse oie, ce qui est sensiblement le même ordre de grandeur) ; les ailes très réduites, les pattes robustes, la couleur du plumage (bleu violacé), et la coloration identique du bec et des pattes.
    Je remarquai aussi que la rapidité du takahe lui avait assuré un incognito presque total jusqu'en 1948 : auparavant, on n'en possédait que quatre spécimens, dont trois, notons-le bien, grâce à des chiens, seuls capables de le rattraper à la course jusque dans les fourrés. Voilà qui expliquait parfaitement que l'oiseau d'Hiva-Oa pût connaître un semblable incognito.
    Même la chair excellente était commune aux deux oiseaux : on la disait responsable de l'extinction du moho, cousin néo-zélandais du takahe, et de la raréfaction (sinon de la disparition) de l'oiseau d'Hiva-Oa.
    Enfin et surtout, Mazière affirmait qu'ayant montré des photos de "noctunis" (comprendre des photos de Notornis) aux Marquisiens, ces derniers y avaient reconnu "leur" oiseau énigmatique -- que son nom soit ou non koao.
    Le seul point de divergence portait sur la coloration du bec et des pattes, puisque Henry Lie les décrit comme jaunes, alors qu'elles sont rouges chez le takahe. Mais à vrai dire, une confusion entre les deux couleurs, finalement assez proches dans le spectre visible, n'aurait rien d'invraisemblable, surtout si l'on veut bien se souvenir des conditions d'observation (le plus souvent dans la pénombre de la forêt), et de la rapidité de l'oiseau à détaler.

    Je suggérai donc, dans mon étude de 1981, que l'oiseau marquisien pût être le takahe, ou bien le moho, emmené de Nouvelle-Zélande par des navigateurs Maoris au cours des migrations polynésiennes. Incidemment, Gabriel Lingé fit la même hypothèse dans son livre Nouvelle-Zélande, Terre des Maoris (1972), en citant Mazière et en rectifiant au passage l'orthographe de "noctunis" en Notornis :

"Un argument inattendu qui pourrait étayer l'hypothèse selon laquelle des contacts ont eu lieu entre la Nouvelle-Zélande et les îles est-polynésiennes, est le suivant. Un oiseau, dont on croyait l'espèce disparue depuis longtemps, le notornis, a été retrouvé -- et vit -- en deux seuls endroits connus : les Marquises et la Nouvelle-Zélande."

    Je dois dire qu'à l'époque où je rédigeai mon article, en 1981, j'étais loin d'être aussi informé que je le suis à présent de l'avifaune du Pacifique, et de la biologie insulaire, en particulier du phénomène de spéciation (c'est-à-dire l'apparition d'espèces nouvelles). C'est pourquoi mon explication préférée était celle d'une importation de la Nouvelle-Zélande, puisque, comme l'explique Mazière, l'animal n'avait pu atteindre Hiva-Oa à pied (faute de continent de Mu !) ou à tire d'aile (à vol d'oiseau, si j'ose dire), et encore moins à la nage, puisque selon toute probabilité l'oiseau en question est encore moins bon nageur qu'il n'est bon voilier !
    Mais c'était négliger totalement la possibilité qu'un râle ait atteint Hiva-Oa en volant, alors qu'il en était encore capable, et qu'il ait par la suite évolué en une forme aptère, ou en tout cas inapte au vol, comme c'est le cas de presque tous les râles insulaires. C'est d'ailleurs une tendance évolutive normale, que l'on explique par l'absence de prédateurs sur ces îles : les oiseaux peuvent en effet se permettre le "luxe" de perdre leur faculté de voler, c'est sans danger pour leur sécurité... jusqu'à l'arrivée de l'homme et des prédateurs domestiques qui le suivent (chien et chat notamment). A peine faisais-je allusion à ce phénomène de spéciation en 1981, puisque je concluais :

"On peut aussi imaginer que le koau soit une autre espèce de Porzana, ou même un râle d'un genre encore inconnu."

    Jean-Jacques Barloy fit une nouvelle fois un résumé du dossier dans son livre Les survivants de l'ombre (1985), où, suite à nos discussions, il était désormais moins certain que l'oiseau en question fût la marouette fuligineuse :

    "M. Raynal préfère rapprocher le koau d'un autre râle, le Notornis ou takahe de la Nouvelle-Zélande, qui ressemble plutôt à une grosse poule d'eau au plumage violet et bleu foncé. Il faudrait alors imaginer que les Maoris aient introduit le takahe aux îles Marquises, à partir de la Nouvelle-Zélande. Pourquoi pas ?"

    En 1986, Bernard Heuvelmans cita l'oiseau d'Hiva-Oa dans sa checklist des quelque 140 formes animales inconnues relevant de la cryptozoologie, et mentionna mon hypothèse ainsi que sa propre opinion, moins restrictive, quant à l'identité de l'oiseau :

    "Il a été suggéré qu'il est étroitement apparenté au takahe de la Nouvelle-Zélande, et donc qu'il s'agit d'une espèce de Notornis (Raynal 1980-81). Ce que l'on peut avancer avec plus de sécurité, est qu'il ressemble effectivement à un râle, mais qu'il est plus grand que le Porzana tabuensis local, que l'on croit localement éteint et qui ne survivrait que sur d'autres îles du même archipel."

 

 

Est-ce une poule sultane endémique ?

    Entre-temps, à la suite des travaux d'Olson (1973a), le genre Notornis était devenu synonyme de Porphyrio. C'est un fait que la poule sultane ou talève (Porphyrio porphyrio) ressemble beaucoup au takahe par sa forme, par sa taille (elle est à peine moins grande), par sa couleur (bleu violacé), par son comportement (elle se réfugie en courant dans les fourrés), etc., et tout ce qui a été dit du takahe s'applique en fait aussi bien à la poule sultane (figure 4), à ceci près que la poule sultane est de mœurs plus aquatiques.


Figure 4 : poule sultane (Porphyrio porphyrio)

    De plus, il est à noter que le nom vernaculaire de moho, donné par les Maoris de l'Ile du Nord de la Nouvelle-Zélande au cousin éteint du takahe (Porphyrio mantelli hochstetteri) désigne souvent la marouette fuligineuse (Porzana tabuensis) dans diverses îles du Pacifique : moho aux Tuamotu, meho à Tahiti, mo'o à Atiu, etc. Voilà qui démontre un lien entre ces deux oiseaux dans la culture polynésienne. Il ne serait donc pas surprenant que le même nom de koao ait été donné à la marouette fuligineuse (Porzana tabuensis) là où elle subsiste aux Marquises (à Fatu-Hiva par exemple) et à l'oiseau inconnu apparenté au takahe et au moho à Hiva-Oa. Dès lors, le mot de koao serait associé à quelque chose comme "oiseau qui ne vole pas" en marquisien.

    J'en étais donc venu à l'idée que l'oiseau mystérieux d'Hiva-Oa, que son nom soit ou non koao, pouvait être finalement une sorte de poule sultane, mais ressemblant quoi qu'il en soit au takahe, puisque des Marquisiens avaient affirmé à Mazière que "l'animal était le même", quand il leur avait montré des photos de cet oiseau néo-zélandais.

    Pratiquement à la même époque (1982), Ross Clark, de la Faculty of Arts d'Auckland (Nouvelle-Zélande), avança de manière totalement indépendante cette même hypothèse de l'existence d'une forme de poule sultane aux îles Marquises, en se basant sur des éléments linguistiques. Dans un article publié en Suède dans les Transactions of the Finnish Anthropological Society, Clark fit une série de prédictions de nature authentiquement cryptozoologique, concernant l'avifaune du Pacifique, notamment à propos de la poule sultane (Porphyrio porphyrio), dont le nom vernaculaire proto-polynésien de kalae se retrouve à Tonga, Niue, Uvéa, etc. Clark remarque que le nom dérivé de 'alae s'applique à Hawaï à de semblables grands rallidés (Gallinula chloropus, Fulicula americana), alors que les genres Porphyrio, Gallinula et Fulicula sont absents de la Polynésie orientale, notamment des Marquises ou des îles de la Société, d'où l'on pense que viennent les premiers habitants de Hawaï. Et Ross Clark en tire la conclusion révolutionnaire suivante :

    "Comme dans le cas du mégapode, la transmission de ce nom avec essentiellement sa signification d'origine, en plus des théories généralement acceptées du peuplement insulaire, conduit à certaines conclusions sur l'ancienne répartition de l'espèce. En particulier, elle suggère qu'un grand râle comme la poule sultane  doit avoir existé aux Marquises ou aux Iles de la Société."

 


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