(dernière mise à jour : 27 février 2014)

 

Une talève aux Marquises !

    Le zoologue anglais Karl P. N. Shuker eut à nouveau l'occasion de résumer l'affaire en 1990, dans un article sur les oiseaux encore inconnus de la science, pour la revue ornithologique Avicultural Magazine. Il y mentionnait ma première hypothèse, rappelait la sensation causée par la redécouverte du takahe en 1948, et il concluait :

"Qui sait, peut-être de futures recherches ornithologiques à Hiva-Oa pourront engendrer une répétition de l'histoire !"

    Ce souhait de Karl Shuker avait en fait été déjà exaucé, d'une certaine façon, à la suite de la découverte en 1986 et 1987 par David W. Steadman, du New York State Museum, d'ossements subfossiles de dix-neuf spécimens d'une nouvelle espèce de rallidé. Décrit sous le nom de Porphyrio paepae, cet oiseau a été trouvé dans des sites archéologiques des deux îles parmi les plus australes des Marquises, à savoir Tahuata et précisément Hiva-Oa (Steadman 1988a, 1988b, 1997). Les ossements d'Hiva-Oa ont environ 1000 ans, alors que ceux de Tahuata sont datés de 700 à 800 ans.
    Ils ont été découverts dans des pae-pae (d'où le nom spécifique donné à l'espèce), sortes de plates-formes de pierres construites par les Polynésiens, et servant de sépultures ou à l'ensevelissement de déchets de cuisine, ce qui confirme les informations communiquées par Francis Mazière à Jean-Jacques Barloy :

"L'espèce est maintenant éteinte, victime d'une chasse insensée [...]. Il en existerait des ossements dans des tombeaux."

    Bien que l'aspect externe du nouveau râle ne puisse être connu d'après ses seuls ossements, il est tout à fait clair que Porphyrio paepae, qui ressemble forcément au takahe (Porphyrio mantelli), et l'oiseau énigmatique ne font qu'une seule et même espèce : en particulier, nous pouvons supposer que son plumage était violacé, et son bec et ses pattes jaunes. Mon analyse cryptozoologique du dossier en 1981, en dépit de ses insuffisances, était finalement très proche de la vérité. Par parenthèse, lorsque j'avais envoyé à l'époque des copies de mon article à divers ornithologues, ceux-ci s'étaient montrés intéressés, mais se refusaient à voir dans l'oiseau mystérieux un Notornis ou une espèce apparentée, du fait de la distance considérable séparant l'archipel des Marquises de la Nouvelle-Zélande.
    La découverte de Porphyrio paepae représente effectivement une extension de l'aire de répartition du genre Porphyrio de 3200 kilomètres vers l'est : la poule sultane (Porphyrio porphyrio) n'atteint que les îles de la Polynésie occidentale, cependant qu'une espèce disparue à la fin du dix-neuvième siècle (Porphyrio albus) vivait à l'île de Lord Howe.
    Un autre représentant du même genre est connu par des ossements vieux de quelque 3000 ans découverts en Nouvelle-Calédonie par Jean-Christophe Balouet, du Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris. Il se pourrait même que cette dernière espèce ait survécu jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, selon Balouet (1984), qui a recueilli le témoignage suivant d'un Canaque :

"Le chef de la tribu de Kele (Moméa) mentionne [...] un râle de cinquante centimètres de hauteur environ, qui ressemblait beaucoup à la poule sultane (P. porphyrio caledonicus) par sa couleur, mais en différait par son bec plus massif, une tache blanche sous la gorge et sa queue plus grise. Son grand-père, de qui il tient cette histoire, était lui-même chef de la tribu pendant l'insurrection canaque de 1878, et avait l'habitude de capturer ces oiseaux peu craintifs avec des collets, pour les manger."

    Steadman (1988a, 1988b) affirme que le genre Porphyrio n'a jamais été signalé, que ce soit vivant ou fossile, en Polynésie orientale. C'est en fait inexact : Francis Mazière (1957), Gabriel Lingé (1972), Jean-Jacques Barloy (1979, 1985 ; Barloy et Civet 1980), Michel Raynal (1980-81), Ross Clark (1982), et Bernard Heuvelmans (1986, 1996) avaient tous plus ou moins fait allusion à un lien entre l'oiseau mystérieux d'Hiva-Oa et le takahe de la Nouvelle-Zélande (Porphyrio mantelli), mais on peut difficilement reprocher à Steadman de n'avoir pas eu accès à ces références obscures. Il a d'ailleurs comblé cette lacune par la suite, en rendant hommage aux travaux de Ross Clark et de Michel Raynal (Steadman 1997).
    Par contre, Lionel Wiglesworth, en 1890, mentionnait la présence de "Porphyrio sp." à Raiatea (Iles Sous-le-Vent), d'après deux spécimens immatures collectés par Andrew Garrett (les spécimens en question ayant semble-t-il été perdus depuis). Il est étonnant que Steadman n'en ait pas fait mention, car cette information a été reproduite par Holyoak et Thibault (1984) dans leur étude classique sur les oiseaux de Polynésie orientale.
Wiglesworth (1890) citait laconiquement Schmeltz, auteur d’un article dans le Museum Godeffroy Catalog V (1874), que j'ai fini par obtenir. Schmeltz listait effectivement Porphyrio sp. parmi les oiseaux de Raiatea collectés par Andrew Garret. Ce dernier précisait :

"Les deux jeunes oiseaux sont si rares que fort peu des plus vieux autochtones les ont vus. Ils les appellent "oiseaux de boue" (mud birds) du fait de leur vie dans des sols marécageux. J'ai offert 5 dollars pour un spécimen adulte, mais à ce jour je n'ai obtenu que les deux jeunes que j'ai envoyés. Deux personnes qui ont résidé ici depuis près de 50 ans, me disent qu'ils ne les ont jamais vus, mais ont, à diverses reprises, entendu leur cri particulier : pepe pepe”.

    Les collections du Musée Godeffroy ont hélas été dispersées dans les années 1880, et nombre de musées allemands ont subi des destructions pendant la seconde guerre mondiale de 1939-1945). Il est donc à craindre que les deux spécimens mentionnés par Garrett aient été perdus. Holyoak et Thibault (1984 : 69), commentant Wiglesworth, écrivaient :

"Il est douteux qu’il s’agisse d’une erreur d’étiquetage car Garrett ne visita certainement pas les Samoa, ni d’autres îles de l’ouest du Pacifique. Ces oiseaux étaient donc, soit des visiteurs de Samoa, soit les représentants d’une population vivant autrefois à Raiatea et éteinte depuis longtemps."

    Chose amusante, Francis Mazière (1957) évoque, juste avant le fameux passage sur l’oiseau d’Hiva-Oa, la tradition maorie sur le peuplement de la Nouvelle-Zélande depuis Hawaïki, île mythique qui est souvent identifiée à Raiatea :

"Ils mirent dans un canot, pour si on pouvait les semer, des patates douces de l’espèce appelée Kekaukau [sic], des noyaux de fruits de l’arbre Karaka et, en outre, quelques rats vivants, bons à manger, renfermés dans des boîtes, et quelques perroquets apprivoisés. Ils ajoutèrent quelques grandes poules d’eau et autres choses précieuses…"

    Mazière a très certainement tiré ce texte de l’ouvrage d’Armand de Quatrefages de Bréau, Les Polynésiens et leurs migrations (1866), en l’ayant légèrement adapté en français plus moderne et en y introduisant une coquille (c’est décidément une habitude avec Mazière), puisque l’orthographe initiale pour les patates douces est te-kaukau.
   
Quatrefages précisait que les traditions qu’il cite dans son livre proviennent d’un ouvrage de Sir George Grey, Polynesian mythology (1855), où se trouve en effet cette histoire qui parle de « quelques Pukekos apprivoisés ou grandes poules d’eau » (some pet Pukekos, or large water-hens).
   
Le pukeko n’est autre que le nom maori de la poule sultane (Porphyrio porphyrio melanotus), dont la présence en Nouvelle-Zélande est en soi une énigme zoologique. Les restes fossiles de cet oiseau n’y sont en effet pas plus anciens que les plus vieux sites archéologiques, soit quelque 800 ans au plus. Cela suggère fortement que la poule sultane a été effectivement amenée par les Polynésiens qui ont les premiers colonisés la Nouvelle-Zélande. Or, les données archéologiques donnent à penser que c’est de Polynésie orientale (peut-être même de Raiatea) que venaient ces premiers immigrants, rejoignant en cela la tradition rapportée par Sir George Grey sur l’importation de Porphyrio depuis le mythique Hawaïki ! Et par un amusant retour aux sources, on en revient ici à ma première hypothèse d’une diffusion anthropique lors des migrations polynésiennes !

 

    En tout cas, Steadman déduisait de cette extension géographique de 3200 km vers l'est, que des fossiles du genre Porphyrio seront découverts ailleurs en Polynésie orientale. Outre Raiatea, je suggère de chercher à Tahiti, où James Morrison, quartier-maître à bord du Bounty, signalait un grand oiseau inconnu en 1789 :

    "[...] les montagnes produisent des oiseaux de diverses sortes qui nous sont inconnues, parmi lesquelles un grand oiseau presque de la taille d'une oie, qui est une bonne nourriture ; on ne les voit jamais près de la mer ni dans les basses terres".

    C'était bien sûr un incident de voyage moins spectaculaire que la fameuse mutinerie, objet de films où Clark Gable, Marlon Brando et Mel Gibson incarnèrent successivement le rôle de Fletcher Christian, et Charles Laughton, Trevor Howard et Anthony Hopkins celui du tyrannique capitaine Bligh.
    Derscheid (1939) pensait que l'oiseau des marins du Bounty était une oie véritable, mais la description est trop vague pour être aussi affirmatif. Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'un oiseau de cette taille est inconnu à Tahiti.

    Quoi qu'il en soit, la confirmation, même indirecte, de l'existence de l'oiseau mystérieux d'Hiva-Oa, et la vérification de ses affinités zoologiques présumées sont une nouvelle preuve de l'utilité et de l'efficacité de la méthode de recherche cryptozoologique, telle qu'elle a été systématisée par Bernard Heuvelmans en 1988 : c'est ce que mon ami Michel Dethier et moi-même avons souligné en 1990 dans un article résumant le dossier pour le Bulletin Mensuel de la Société Linnéenne de Lyon.

 

 

Une représentation picturale

    Le dossier en était resté quasiment au même point depuis une dizaine d'années, lorsqu'il connut au tournant du millénaire un rebondissement aussi inattendu que spectaculaire, où les "nouvelles technologies de l'information et de la communication" (NTIC) ont pris une place prépondérante.
    Le 23 juin 2000, je reçus en effet de Tahiti un courrier électronique (un e-mail comme disent les Anglo-Saxons), de Philippe Raust, de la Société d'Ornithologie de Polynésie, qui m'envoyait en pièce jointe (en fichier .PDF, pour les initiés) une copie de la revue Te Manu de juin 1999. Manu signifie "oiseau" en polynésien, et Te Manu est le bulletin de cette société savante. Dans ce numéro, un ornithologue du nom de Jean-Yves Meyer, signant sous les initiales "JYM", publiait un article sur le rallidé subfossile Porphyrio paepae d'Hiva-Oa. Sous le titre "zooarchéologie et cryptozoologie", Meyer citait largement l'article de votre serviteur, publié en 1981 dans le Bulletin de la Société d'Étude des Sciences Naturelles de Béziers. L'auteur de l'article de Te Manu rapprochait bien sûr mon hypothèse de 1981 sur l'existence d'un grand rallidé inconnu à Hiva-Oa, de la découverte ultérieure d'ossements d'un tel oiseau dans des sites archéologiques de l'île. Mais Jean-Yves Meyer ignorait visiblement mes écrits ultérieurs sur ce dossier.
    Dans ma réponse au message de Philippe Raust, je remerciai celui-ci pour son envoi, et l'informai que j'avais mis en ligne sur Internet une version considérablement enrichie de mon article. A quoi il répondait peu après :

"Oui, j'ai lu l'article sur Porphyrio paepae sur votre site. Il est effectivement très complet.
"Le rédacteur (Jean-Yves MEYER) de la nouvelle scientifique n'avait peut être pas tous les éléments en main.
"Mais ce qui m'a paru intéressant par rapport à votre analyse était la remarque sur le tableau de Gauguin qui illustrerait la bête.
"Gauguin était aux Marquises, à Hiva-Oa, au début du siècle. Aurait-il vu l'oiseau ou lui en aurait on parlé ?"

    Voilà qui était pour le moins déconcertant, car Meyer ne mentionnait Gauguin à aucun moment dans son article, et encore moins une représentation de l'oiseau par l'artiste français. Chose amusante, dans plusieurs de mes articles consacrés à ce dossier, et notamment dans celui pour Cryptozoologia de juin 1994, j'avais mentionné que l'île d'Hiva-Oa était connue pour abriter le tombeau de Paul Gauguin. C'était dans mon esprit une façon originale de situer l'île, dont le nom est probablement inconnu de la plupart des gens, y compris en France. J'étais à 1000 lieues de me douter que cette anecdote, loin d'être une digression culturelle, était en fait au cœur de l'énigme cryptozoologique !
    Sur la seule base de cette vague information communiquée par Philippe Raust, je lançai donc une requête sur le "moteur de recherche" Voilà (Google n'était pas encore la référence en la matière). Le mot-clé "Gauguin" me livrait plus de 2000 réponses pour le seul web francophone : inexploitable ! J'affinai alors la requête avec "Paul Gauguin" (avec les guillemets) et "Hiva", et obtins ainsi une dizaine de réponses seulement, ce qui était déjà bien plus raisonnable. Je parcourus rapidement les liens, et trouvai en quelques secondes deux sites pertinents : l’un consacré à une exposition sur Gauguin, organisée en 1998 par la fondation Pierre Gianadda à Martigny (Suisse), où je tombai en effet sur un tableau de l’artiste français, intitulé Le sorcier d'Hiva-Oa ou Le Marquisien à la cape rouge, montrant visiblement le fameux oiseau ; l'autre étant le site Internet du Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain (MAMAC) de Liège, qui abrite la toile concernée (figure 5).

 

Figure 5 : le tableau de Gauguin Le sorcier d'Hiva-Oa : vue d'ensemble et détail
(photos © Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Liège)

    Pour la petite histoire, mais qui en l'occurrence rejoint la grande (avec un "H" majuscule), le musée de Liège acheta cette œuvre, avec une dizaine d’autres, lors d’une vente organisée à Lucerne par l’Allemagne d’Adolf Hitler en 1939, qui souhaitait se débarrasser d’un art considéré comme "dégénéré" par les Nazis : Gauguin était mis à l'index au motif qu'il "peignait des Nègres". Par un retour de bâton dont l'Histoire a le secret, le Collège des bourgmestres et échevins de la ville de Liège a décidé, dans sa réunion du 3 février 2000, de ne pas prêter le "Sorcier d'Hiva-Oa", au Landsmuseum de Graz (Autriche), du fait de l'entrée du parti d'extrême droite F.P.Ö. au gouvernement autrichien et des propos injurieux de son leader Jorg Haider à l'égard des démocraties européennes...

    Une parenthèse biographique et picturale s'impose ici. Paul Gauguin, né en 1848 à Paris, fut d'abord matelot dans la marine marchande et dans la marine de guerre, puis agent auprès de coursiers en bourse, avant de se consacrer à la peinture à partir de 1875, s'inscrivant dans le courant impressionniste. Il effectua un premier séjour à Tahiti à partir de 1893, puis après un bref retour en France, il revint à Tahiti en 1895, où il vécut jusqu'en 1901. Il s'installa alors aux Marquises à Hiva-Oa, où il resta jusqu'à sa mort le 8 mai 1903. Bien qu'il ait exécuté de nombreuses toiles en France, c'est sa période polynésienne qui retient surtout l'attention des amateurs d'art, par l'exubérance de ses coloris et l'exotisme de ses motifs.
    La toile conservée à Liège, souvent passée sous silence dans les livres d’art sur l’œuvre de Gauguin, a été exécutée à Hiva-Oa en 1902, donc quelques mois avant la mort du peintre. La scène se passe au bord d'un ruisseau, dans une clairière parsemée d'arbres, en lisière de forêt. On reconnaît en fait très bien le lieu qui a inspiré Gauguin, dans un autre de ses tableaux, datant aussi de 1902, conservée au Cleveland Museum of Art (USA), et intitulée L'appel : tous les éléments du décor (rochers, ruisseau, arbres) y sont quasiment identiques, à des détails mineurs près. Les deux femmes aux cheveux voilés en arrière-plan du Sorcier d'Hiva-Oa se retrouvent d'ailleurs, parfaitement reconnaissables, au premier plan de L'appel, et celle de gauche a exactement la même attitude dans les deux tableaux, tenant un bout de tissu contre sa gorge.
   Le personnage au premier plan, vêtu d’une cape rouge, et qui donne son nom au tableau, se retrouve lui aussi dans un autre tableau, L'incantation ou L'apparition, également de 1902, où l'on reconnaît toujours le même paysage. Le nom de "sorcier d'Hiva-Oa", qui a été conféré au tableau vers 1949, est pleinement justifié, puisque c'est effectivement un tel personnage, Haapuani, qui aurait inspiré l'artiste, comme l'a raconté Guillaume Le Bronnec, un Breton installé à Hiva-Oa en 1910 :

"Hapuani, en 1910, quand je l'ai connu, avait une trentaine d'années, pur marquisien, taillé en hercule, c'était un magnifique paresseux. Je ne l'ai jamais vu faire aucun travail pénible, sa femme, belle indigène aux cheveux blonds s'occupait seule des travaux domestiques. Dès sa naissance, Hapuani était destiné à devenir taua, sorte de prêtre des anciennes coutumes marquisiennes. Il avait été dans son enfance, éduqué dans ce sens, nul ne connaissait comme lui, les légendes et anciennes coutumes indigènes."

     Cette identification du personnage central de la toile avec le sorcier Haapuani était également défendue par l'ethnologue suédois Bengt Danielsson, auteur d'un ouvrage exhaustif sur les dernières années de Gauguin en Polynésie : incidemment, Bengt Danielsson était un des membres de l'équipe du Kon-Tiki en 1947, aux côtés de Thor Heyerdahl, un de nos témoins. Quant à l'épouse de Haapuani, la "belle indigène aux cheveux blonds", qui s'appelait Tohotaua, elle avait plus exactement des cheveux roux, et Paul Gauguin l'a représentée dans deux toiles de 1902, Jeune fille à l'éventail et Contes barbares.
    Reste le cas des animaux figurés dans Le sorcier d'Hiva-Oa : aux pieds d'Haapuani, au bas du tableau à droite, se trouvent un chien et un oiseau.
    Un critique artistique qualifiait de "renard" le quadrupède, sans doute influencé par la couleur (d'ailleurs plutôt rosâtre que rousse) de la créature représentée, montrant ainsi qu'on peut être un expert en peinture, mais parfaitement incompétent en zoologie. Le critique en question n'avait certainement jamais vu de renard de sa vie, fût-ce en photo : la queue touffue en panache de ce dernier n'a effectivement rien de commun avec la queue longue et grêle de l'animal dépeint, qui est également bien plus haut sur pattes qu'un renard.
    Quant à l'oiseau, il n'y a aucun doute, c'est de toute évidence l'oiseau énigmatique dont j'avais laborieusement dressé le portrait-robot en 1980. Si l'on compare sa taille avec celle du chien ou avec celle du sorcier, on peut établir que l'oiseau a effectivement "la grosseur d’un coq", pour reprendre les mots d'Henry Lie, l'informateur de Francis Mazière, ou "la taille d'un canard", pour reprendre ceux d'Henri Lavondès : il représente environ 1/5 de la hauteur du personnage, soit (pour une taille moyenne de 1,70 m) environ 35 cm de hauteur pour l'oiseau. Henry Lie rapportait également que le "pelage [comprendre plumage] était violacé", et il l'est effectivement, avec du vert sur le dos. Enfin, le marin norvégien faisait référence au "bec jaune ainsi que ses pattes, longues et fortes" : à ceci près que la couleur est plutôt orangée, la similitude est là aussi manifeste. Ce bec est très robuste, à la différence de celui de la marouette fuligineuse. Une tache de peinture rouge sur l'œil achève le portrait, en accord avec le koao de Lavondès, une caractéristique que l'on trouve chez de nombreux rallidés.
    En tout cas, la ressemblance avec la poule sultane (Porphyrio porphyrio), mais bien plus encore avec le takahe (Porphyrio mantelli), est incontestable (figures 6 et 7). On comprend parfaitement que les Marquisiens, à qui Francis Mazière avait montré des photos de takahe, aient affirmé que l'animal était le même ! Et c’est manifestement le Porphyrio paepae, décrit en 1988 par Steadman d’après des ossements subfossiles, que Paul Gauguin a peint sur le vif en 1902 !


Figure 6 : l'oiseau de Paul Gauguin
(photo © Musée d'Art Moderne
et d'Art Contemporain
de Liège)


Figure 7 : le takahe de Nouvelle-Zélande
(Porphyrio mantelli)

 

    Reste maintenant à découvrir notre oiseau vivant, si par miracle il survit encore : les plus récents témoignages datent des années 50, à ma connaissance.
    Il se peut bien sûr que Porphyrio paepae ait déjà disparu, auquel cas nous n'en aurons jamais que quelques descriptions et des ossements subfossiles : ce fut là le triste sort de nombre d'espèces insulaires, dont cet autre oiseau aptère décrit et dessiné par Sir Peter Mundy lors de son escale à l'île d'Ascension, au milieu de l'Atlantique, en 1656. Cet oiseau ne fut jamais capturé, ni même observé depuis ; pourtant Kinnear émit en 1935 l'hypothèse qu'il s'agissait d'un râle inconnu et suggéra une parenté avec Atlantisia rogersi de l'île Inaccessible. Cette hypothèse fut pleinement confirmée (encore un succès méconnu de la cryptozoologie !) après que des ossements d'un nouveau râle (Atlantisia elpenor) furent découverts dans des dépôts volcaniques de l'île et décrits par Olson en 1973.

    Quoi qu'il en soit, si des cryptozoologues de terrain se rendent à Hiva-Oa, ils devraient utiliser des dessins de différentes espèces d'oiseaux, tout particulièrement de rallidés, pour les montrer aux Marquisiens -- et notamment le détail du tableau de Gauguin, ainsi que des représentations d'espèces du genre Porphyrio (spécialement Porphyrio porphyrio et Porphyrio mantelli), ainsi que la reconstruction que j'ai proposée en 1995 de Porphyrio paepae (figure 8), ou celle, en couleurs, réalisée par Angel Morant Forés et Carlos Bonet en 1998 (figure 9) : cela permettrait peut-être de recueillir des témoignages récents, et d'accélérer la découverte de spécimens vivants, si l'animal survit encore. C'est la méthode qu'a utilisée avec succès l'ornithologue indien Salim Ali, pour le courvite de Jerdon (Cursorius bitorquatus), supposé éteint depuis un siècle, et redécouvert en Inde en 1986.  Puisse-t-il en être de même de l'oiseau énigmatique (à vrai dire, un peu moins désormais) d'Hiva-Oa !


Figure 8 : Porphyrio paepape,
reconstruction par Michel Raynal (1995)


Figure 9 : Porphyrio paepae,
reconstruction par Morant et Bonet (1998)

    Quant à capturer éventuellement un tel oiseau (dans le cas où il survivrait encore à Hiva-Oa), Joël At, un de mes correspondants ornithologue amateur, m'a suggéré de faire appel à des chiens : on se souvient que plusieurs spécimens de takahe (Porphyrio mantelli) avaient été capturés au cours du dix-neuvième siècle avec l'aide de ces animaux domestiques. Joël At rappelle en outre qu'en Espagne, la talève ou poule sultane (Porphyrio porphyrio) ne survivait jusqu'à une époque récente que dans le parc de Coto Doñana en Andalousie. Elle a été introduite en 1989 par Jordi Sargatal i Vicens dans les marais de l'Emporda (parc naturel des "Aiguamolls" près de Rosas en Catalogne) grâce à des labradors spécialement dressés pour leur capture. Depuis 1996, l'espèce a colonisé les étangs du Roussillon et du Narbonnais.
    L'idée judicieuse de Joël At m'a d'ailleurs conduit à me poser, à propos du tableau de Paul Gauguin, une question qui ne m'était pas venue à l'esprit initialement : la présence simultanée et dans le même angle du tableau, d'un chien et de l'oiseau mystérieux, est-elle vraiment fortuite ? Bien sûr, le peintre a fait figurer des chiens dans plusieurs de ses toiles, mais si l'on examine attentivement le détail du "sorcier d'Hiva-Oa", il apparaît que le chien tient le dos de l'oiseau dans sa gueule ! Cela avait d'ailleurs été remarqué par des spécialistes de l'art, qui avaient rapproché la scène d'une autre œuvre de Gauguin, Aimez vous les uns les autres (aquarelle de 1894), mettant en scène un oiseau jouant avec deux chiens dont l'un à la gueule contre le cou de l'oiseau. Cela conduisit Richard H. Bretell à écrire dans le catalogue Gauguin de 1989, à propos du sorcier d'Hiva-Oa :

"C'est là un sentiment contre nature, et peut-être Gauguin entendait-il, en juxtaposant ce symbole et un homme efféminé et costumé, nous obliger à envisager les limites du "naturel" dans le domaine de la sexualité humaine."

    Loin de cette "explication" tirée par les cheveux, qui à mes yeux relève de ce que l'on qualifie crûment de "masturbation intellectuelle", je propose une lecture du tableau bien plus terre à terre. Le fait que le chien mordille le dos de l'oiseau trouve à mon sens son explication dans la capture de ce dernier par le chien, et dans la suggestion de Joël At quant à l'utilisation de chiens pour capturer le Porphyrio paepae d'Hiva-Oa, basée sur l'historique de la découverte du Porphyrio mantelli en Nouvelle-Zélande et l'introduction du Porphyrio porphyrio en Catalogne. Rappelons-nous en effet que l'oiseau mystérieux d'Hiva-Oa est unanimement qualifié de très rapide : que ce soit un chien à la queue en forme de fouet, caractéristique des races de chiens (et non d'un renard !) taillés pour la course, et donc apte à rattraper l'oiseau, qui ait été figuré par Gauguin, est un autre élément qui milite en faveur de cette hypothèse.
    Sans vouloir faire dire à la toile plus qu’elle ne montre, j'avance donc l'idée que Paul Gauguin a assisté à la capture d'un exemplaire de l’oiseau mystérieux d'Hiva-Oa par un chien (peut-être le chien du sorcier Haapuani), donnant ainsi au peintre l'occasion d'apporter une contribution originale et impressionniste à la cryptozoologie marquisienne.

 

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