Institut Virtuel
de
Cryptozoologie
 

LA RHYTINE DE STELLER
A-T-ELLE VRAIMENT DISPARU ?
par Michel Raynal

(dernière mise à jour : 23 avril 2015) 

 

 

Introduction

    En 1728, le tsar de toutes les Russies, Pierre le Grand, chargea par un oukase (ordre impérial) l'explorateur danois Vitus Bering de conduire une expédition géographique. Il s'agissait de déterminer si la Sibérie et l'Alaska étaient ou non reliés entre eux : c'est à l'occasion de cette expédition que Bering découvrit le désormais fameux détroit séparant l'Asie de l'Amérique, qui porte aujourd'hui son nom, le détroit de Bering. Une nouvelle expédition fut entreprise en 1741, toujours commandée par Vitus Bering, pour reconnaître les côtes de l'Alaska.
    La trop brève histoire de la vache de mer du Nord Pacifique (Hydrodamalis gigas) commença donc en 1741, au retour du voyage d'exploration. Le chirurgien et naturaliste de cette expédition internationale, Georg Wilhelm Steller, observa en effet de grands mammifères marins inconnus dans les parages de deux îles découvertes lors du retour. Nommées depuis lors l'île Bering et l'île du Cuivre, elles forment ce que les Russes appellent les îles du Commandant (Komandorskie Ostrova).

    Un naufrage contraignit l'expédition à un hivernage forcé sur l'île Bering. Steller mit à profit cette circonstance dramatique pour étudier minutieusement ces animaux, qui servirent de nourriture à l'équipage. Et il en fit une longue description dans son ouvrage rédigé en latin De bestiis marinis (au sujet des bêtes marines) (publication posthume de 1751), consacré à ses observations.
    Il s'agissait donc d'un énorme animal marin, long de 7 à 9 mètres, vivant en troupeaux passant le plus clair de leur temps à brouter, littéralement, diverses algues marines (figure 1).


Figure 1 :

chasse à la rhytine au dix-huitième siècle
(dessin Marc Dupont, d'après Sylvestre 1983).

    Steller donna pour cette raison le nom de vaches de mer à ces animaux, et il les rapprocha très judicieusement des dugongs et lamantins, mammifères aquatiques herbivores formant l'ordre des siréniens. Les études ultérieures, faites sur des squelettes de la vache de mer, ou rhytine comme on l'appela également par la suite, ne firent que confirmer le diagnostic initial de Steller sur l'appartenance de celle-ci à l'ordre des siréniens.
    Notons également que la vache de mer s'est vue affublée d'une quantité de noms scientifiques (Manatus borealis, Rhytina stelleri, Rhytina gigas, etc.), tous synonymes du seul qu'il convient d'utiliser : Hydrodamalis gigas.

    La vache de mer, telle que Steller nous en a laissé la description, possédait une peau remarquablement épaisse, comme du cuir. Cette peau, mouillée, est "d'un noir basané, comme du jambon fumé, mais quand elle est sèche, elle est complètement noire". Chez certains spécimens, la peau était parsemée de grandes taches claires. Dans les replis de la peau, auxquels l'animal doit justement son nom de rhytine (d'un mot grec signifiant plissement), fourmillaient des légions de ce que Steller croyait être des insectes, mais dans lesquels on a reconnu depuis des crustacés amphipodes parasites, auxquels Brandt a donné le nom scientifique de Cyamus rhytinae. Comme ils étaient spécifiques de la rhytine, il serait intéressant de savoir si cette espèce parasite a disparu en même temps que son hôte, ou si elle s'est "reconvertie" sur un autre animal.

    Voici quelques extraits de la description de la vache de mer par Steller :

    "En comparaison de l'énorme masse du reste du corps, la tête est petite, courte, et très soudée avec le corps ; son aspect est oblongue, et elle s'élargit du sommet vers la mâchoire inférieure [...].
    "L'ouverture de la bouche n'est pas en-dehors, mais en ligne avec les flancs ; mais la lèvre extérieure supérieure est si grande, large, et oblique par rapport à l'angle de la bouche, et si allongée au-dessus de l'inférieure, que pour qui regarde la tête seule l'ouverture semble être localisée au-dessous.
    "[...] Les lèvres, tant supérieure qu'inférieure, sont doubles et divisées en lèvres externes et internes."

    La lèvre supérieure est garnie de poils (plus précisément de vibrisses), blancs, translucides, longs de 4 ou 5 pouces (10 à 13 cm).
    La bouche elle-même est privée de dents, et contient deux plaques cornées masticatrices, dont l'animal se sert comme de meules pour broyer les algues dont il fait son ordinaire.
    La vache de mer respire par deux narines, d'environ 2 pouces (5 cm) de diamètre, séparées par une mince cloison.

    "Les yeux sont situés exactement à mi-chemin du bout du museau et des oreilles sur une ligne parallèle à l'extrémité des narines, ou juste un peu plus haut. Ils sont très petits en proportion d'un corps aussi énorme, n'étant pas plus grands qu'un œil de mouton. Ils ne possèdent pas d'obturation ou de paupières [...]."

    Les oreilles ne possèdent pas de pavillon externe, et le trou auditif est minuscule.

    "La tête, comme le cou, est mal définie, et rejoint le corps de telle façon qu'on ne voit nulle part une ligne de partage, comme c'est aussi le cas chez les poissons ; mais ce qui suggère vaguement un cou est plus court de moitié que la tête elle-même, et est cylindrique et plus mince que l'occiput en circonférence."

    Le corps est fusiforme, le dos légèrement convexe lorsque l'animal est gras (en été), plus plat l'hiver -- en période de vaches maigres, si j'ose dire -- les vertèbres devenant alors apparentes.
    Le corps se termine par une queue horizontale bilobée, semblable à celle d'une baleine, avec cependant une particularité notée par Steller :

    "Cette nageoire est effilée à partir de l'extrémité sur une distance de 9 pouces [24 cm] et est quelque peu comme les nageoires des poissons qui sont armées d'une variété d'épines plus rudes. La nageoire elle-même a 78 pouces [près de 2 m] de large ou de long, 7,3 pouces [18,5 cm] de hauteur et 1,5 pouces [3,8 cm] d'épaisseur."

    L'animal possède deux membres antérieurs, comportant humérus, radius et cubitus, et tarse et métatarse, mais pas de phalanges ni d'ongles.
    Les femelles possèdent deux mamelles pectorales, d'un pied et demi (45 cm) de diamètre, qui fournissent un lait délicieux.

    Dès que l'expédition Bering revint en Russie, la nouvelle de l'existence d'un mammifère marin aussi facile à chasser et dont on pouvait tirer autant de ressources, attisa la convoitise des chasseurs. Dès lors, le sort de l'animal était scellé. Par suite de l'excellence de sa chair, de son huile et de son lait, et de son caractère éminemment placide, la vache de mer fut chassée sans pitié, et en 1768, soit 27 ans seulement après sa découverte par Steller, l'espèce était officiellement exterminée. Mais l'était-elle vraiment ?

 

Où vivait la rhytine ?

    Les îles du Commandant étaient, semble-t-il, la région de prédilection des vaches de mer. Mais ne vivaient-elles vraiment qu'autour de l'île Bering et de l'île du Cuivre, comme la plupart des traités de zoologie l'ont prétendu par la suite ? C'est là une question d'importance, car on va voir que des témoignages postérieurs à la date généralement admise pour l'extinction de la rhytine (soit 1768) se situent bien loin de ces deux îles.
    Steller lui-même fut le premier à faire allusion à ce problème dans son De bestiis marinis :

    "Il s'est produit quelquefois que ces animaux ont été rejetés morts par des tempêtes autour du cap appelé Kronotskoi, ainsi que dans les parages de la baie d'Avatcha. A cause de la nourriture qu'ils mangent, ils sont appelés par les habitants, dans leur langage, Kapustnik (Kraut Esser, mangeur de choux). C'est ce que j'ai appris après mon retour en 1742.
    "Maintenant, je dois parler des utilisations qui sont faites des parties de l'animal. [...] J'ai appris que les Tchouktches utilisent leurs peaux pour leurs bateaux, et qu'ils les tendent avec des bâtons."

    En 1965, le mammalogiste soviétique V. G. Heptner affirma que ce ne pouvait être que des spécimens morts entraînés par le courant depuis les îles du Commandant : hypothèse parfaitement envisageable, mais comment les indigènes du Kamtchatka pouvaient-ils connaître le régime alimentaire de ces animaux, au point de leur donner le nom, ô combien judicieux, de "mangeurs de choux", qui les décrit si bien ? Il fallait nécessairement qu'ils les eussent vus en train de manger, donc bien vivants, et ce dans leurs propres parages, puisque les îles du Commandant étaient inhabitées à cette époque.

    Un marchand russe du nom de F. A. Koulkov écrivait pour sa part en 1762, à propos des îles Blijnié (Attu et Angattu) :

"On y trouve rarement des baleines, et plus rarement encore des vaches de mer."

    Le grand naturaliste et voyageur allemand Peter Simon Pallas fut un des premiers à mentionner la présence de la rhytine ailleurs qu'aux îles du Commandant. Dans son ouvrage Neue Nordische Beiträge (1781), il décrivait ainsi la faune des îles Attu (appelée Attak), Stemiya et Semichi :

    "Les loutres de mer ne viennent qu'en petit nombre dans ces îles, et presque jamais à l'île de Bering, bien que ses découvreurs, dont le bateau fit naufrage, et les premiers chasseurs qui tentèrent leur chance, purent en tuer autant qu'ils en voulurent. Mais dans toutes ces îles, on trouve encore assez de lions de mer, d'ours blancs, de Manatis et autres animaux marins."

    Manati est une déformation de l'anglais manatee (lui-même issu du latin Manatus) qui désigne le lamantin, un autre sirénien, mais qui s'applique ici à la rhytine. Et Pallas ajoutait plus loin, à propos des Aléoutiennes occidentales Umiak et Kodiak :

    "Dans l'océan adjacent, il y a aussi toutes sortes de phoques, dauphins et baleines ; mais les lions de mer et les lakhtaken (gros phoques), dont les peaux sont surtout utilisées pour les canots, se trouvent rarement ici, et on n'y voit jamais des vaches de mer."

    On a prétendu que Pallas ne faisait que reprendre les informations recueillies par Steller, mais comme on l'a vu, le texte de ce dernier n'était clair qu'au sujet du littoral asiatique : son allusion dans ses écrits aux "îles du Canal" où vivait la rhytine, est sujette à plusieurs interprétations. Apparemment, Pallas se basait sur d'autres rapports, et il était à ce point convaincu de la présence de la rhytine dans le nord-est du Pacifique, qu'il l'affirma de la manière la plus nette dans sa Zoographia rosso-asiatica, publiée en 1811, l'année de sa mort -- une sorte de guide de terrain avant la lettre (de field guide, diraient les Anglo-Saxons) pour la faune de l'Asie septentrionale. Sous la rubrique Manatus borealis, il écrit en effet en latin, la langue scientifique par excellence au dix-huitième siècle :

    "Bellue marine de l'océan oriental, qui vit en nombre près des îles situées entre l'Asie et l'Amérique et près des côtes de l'Amérique (pas de l'Asie), d'aspect très différent de celui du Manatus des côtes orientales de l'Amérique, et connue seulement par les travaux de l'immortel Steller, et décrite avec précision par celui-ci, jusqu'à sa structure, ses mœurs et sa nature." (Pallas 1811 : 272 - 273)

    Le terme de bellua, que j'ai traduit par le mot de vieux français de bellue, signifie plus ou moins "gros animal", et donc l'expression de "monstre marin" serait tout aussi appropriée.

    Le comte Beniowski, un aventurier Hongrois du dix-huitième siècle à la vie rocambolesque, qui avait été fait prisonnier par les Russes et envoyé au Kamtchatka, réussit à s'évader, gagna le Japon, puis poursuivit une vie mouvementée jusqu'à fonder un royaume à Madagascar ! Il séjourna quelque temps dans une île du nord du Pacifique qu'il nomme Kadick (très certainement Kodiak, reconnaissable phonétiquement et par sa proximité avec l'Amérique selon Beniowski), et il mentionnait en juin 1771 à propos des insulaires :

"Leur nourriture consiste entièrement en certaines racines, du poisson et la chair des castors et des vaches de mer."

    Pallas n'était pas le seul savant de son époque à évoquer une extension de l'aire de répartition de la vache de mer : à la suite de l'expédition astronomique et géographique en Asie septentrionale, effectuée de 1785 à 1794 sur ordre de la Grande Catherine par le commandant Joseph Billings, Martin Sauer écrivait en 1802 dans son récit de l'expédition :

    "Les vaches de mer étaient très nombreuses sur les côtes du Kamtchatka et les îles Aléoutiennes quand elles furent découvertes pour la première fois, mais le dernier spécimen de cette espèce a été tué en 1768 à l'île Bering, et personne n'en a jamais revu depuis."

    Sauer se basait-il sur les écrits de Steller ? Pas seulement, puisque la date de 1768 est postérieure à la mort de ce dernier, et a d'ailleurs été acceptée depuis comme la date officielle de l'extinction de la rhytine.

    De 1803 à 1806, le naturaliste allemand Wilhelm Gottlieb Tilesius accompagna l'expédition autour du monde du grand navigateur russe Ivan Krusenstern, qui avait notamment pour but l'exploration du détroit de Bering et la recherche d'un passage nord-ouest de l'Amérique vers la Russie. Parlant de la vache de mer dans un article sur les mammifères marins, Tilesius écrivait dans la revue scientifique Isis en 1835 :

"Les voyageurs qui reviennent de Californie et de Sitcha et Odiak, affirment avoir vu également cet animal."

    Voilà qui suggérait une extension considérable de l'aire de répartition de la rhytine, si ces affirmations étaient fondées : non seulement aux Aléoutiennes, comme le soutenaient Pallas et Sauer, mais bien plus loin encore vers le sud-est.

 


Page suivante

 

écrivez-nous !

 

 Retour à la page d'accueil

 

Retour à la page "Quelques dossiers cryptozoologiques"