Les animaux fabuleux de l'imaginaire médiéval — hommes sauvages, licornes, gobelins, sirènes, kraken, dragons, et tant d'autres —  ne hantaient pas seulement les forêts et les montagnes, les océans et les lacs. Ils semaient aussi la terreur dans le ciel, comme "l'oiseau Roc", un oiseau mythique gigantesque qui enlevait dans ses énormes serres des proies à sa taille comme des éléphants (figure 1), ou même des navires avec leur équipage !

 

Figure 1 : l'oiseau Roc dans l'art Perse du dix-neuvième siècle.

    A l'origine, l'oiseau Roc, ou plus exactement Rokh ou Rukh, est une créature du folklore arabe oriental. Il est notamment mentionné dans les Contes des Mille et Une Nuits et surtout dans les Voyages de Sindbad le Marin, tous deux écrits au neuvième siècle.

    Dans son deuxième voyage, Sindbad, le marin d'el Basra (Bassorah), fait voile jusque dans une île non précisée. Abandonné par son équipage, il cherche désespérément une présence humaine sur cette île apparemment déserte, lorsqu'il aperçoit au loin un objet blanc vers lequel il décide de se diriger. C'est un dôme blanc énorme et lisse, et de cinquante pas de circonférence, qu'il prend pour un édifice curieusement dépourvu d'entrée. Soudain, le ciel s'obscurcit et Sindbad voit un gigantesque oiseau qui éclipse le soleil, et le marin comprend que le dôme blanc n'est autre que l'œuf  de l'oiseau Rukh !

    On retrouve ce genre de légendes, non seulement chez les géographes arabes (dont Ibn-Batoutah), mais aussi chez Marco Polo dans son Devisement du monde. Lorsqu'il était à la cour de Koubilai Khan, des ambassadeurs de ce dernier ont rapporté à l'empereur des plumes de 10 à 20 mètres de long de cet oiseau que Marco Polo appelle le griffon. Bien sûr, c'étaient probablement des palmes de certains palmiers, qui ressemblent à d'immenses plumes.

    Au dix-neuvième siècle, quand furent découverts les ossements fossiles et les oeufs de l'Æpyornis, de nombreux auteurs pensèrent que cet énorme oiseau de Madagascar avait donné naissance à la légende du Rukh. C'est pourtant très peu vraisemblable, car Madagascar n'a jamais abrité d'éléphants, mais surtout l'Æpyornis était un ratite, une sorte d'autruche géante incapable de voler. Du reste, aussi bien les anciens conteurs arabes que Marco Polo ne désignent pas expressément Madagascar, mais une île qui pourrait être en Orient pour les premiers et des îles au Midi de "Madeigascar" et "Zanghibar" pour le second, que l'on a souvent identifié à Madagascar et Zanzibar. Pourtant, Marco Polo situe "Madeigascar" à mille milles au sud de Scotra (Socotora), donc au niveau de l'actuelle Somalie, alors que Madagascar est située bien plus au sud. De plus, Marco Polo décrit cette contrée comme riche en éléphants, léopards, chameaux (comprendre dromadaires), girafes et autres animaux typiques du continent africain, et absents de Madagascar. Il apparaît en réalité que Marco Polo décrit la région de Mogadiscio (Somalie), malencontreusement transformé en Madeigascar par les premiers copistes, et que Zanghibar désigne "le pays des Zendjs", littéralement le pays des Noirs, qui désignait l'Afrique du nord-est chez les géographes arabes.

    L'oiseau Rukh correspond en fait au mythe du démiurge qui frappe les hommes du haut du ciel. Si des animaux réels ont alimenté ce mythe, ce sont plus vraisemblablement de grands rapaces africains que cet oiseau coureur malgache.

 

Pour en savoir plus

COSTELLO, Peter
        1979 The magic zoo. London, Sphere Books.

DECARY, Raymond
        1937 La légende du Rokh et l'Æpyornis. Bulletin de l'Académie Malgache, n.s., 20 : 107-113.

DEVIC, Marcel
        1872 Sur quelques passages d'un écrivain arabe du X° siècle, relatifs aux oiseaux gigantesques de l'Afrique sud-orientale. Comptes Rendus de l'Académie des Sciences, 75 : 1782-1784.
        1883 Le pays des Zendjs ou la côte orientale d'Afrique au Moyen-Age (géographie, mœurs, productions, animaux légendaires) d'après les écrivains arabes. Paris, Hachette : 236-255.

RAMIANDRASOA, F.
        1967 L'oiseau "Rok" et le "Madeigascar" dans le livre de Marco Polo (un problème de géographie historique). La Revue de Madagascar, n.s., n° 37 :55-68.

 

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