Survol historique et questions théoriques

    Depuis l'article de Natural History en mars 1971, il y a eu peu de publications apportant des idées ou des pièces nouvelles sur l'Octopus giganteus.
    En 1973, Joseph Gennaro Jr. publia un bref article dans Argosy. Puis, il y eut surtout de 1975 à 1977 Gary S. Mangiacopra, qui dans le magazine malacologique Of Sea and Shore, fit l'historique complet de l'échouage du monstre de Floride et rassembla quelques rapports sur les Bahamas : il souligna le rôle du courant de Floride pour tenter d'expliquer l'échouage de Saint-Augustine, et versa au dossier les témoignages de J. S. George (1872) et de Cousteau (1973) sur les incidents de Bimini en 1964.

    En 1980, Roy P. Mackal consacra un chapitre entier de son livre Searching for hidden animals (à la recherche des animaux cachés) au poulpe colossal du Pr. Verrill, et il mentionna la tradition du lusca d'après les articles de Bruce S. Wright et George J. Benjamin, à l'appui de l'hypothèse d'un habitat bahaméen.

    En septembre 1982 et janvier 1983, j'eus la possibilité de faire paraître deux articles dans Amazone, "la revue du mystère animal", hélas disparue peu après, dont le rédacteur en chef, Jean-Jacques Barloy, est lui-même passionné d'énigmes cryptozoologiques. En 1985, il a d'ailleurs publié un ouvrage entier sur celles-ci, Les survivants de l'ombre, où il a résumé très clairement l'état du dossier en s'appuyant notamment sur mes propres recherches. C'est donc dans Amazone que je pus, pour la première fois en France, rassembler sous une forme certes résumée, tous les rapports dont j'avais alors connaissance, et que j'avançai l'idée d'un habitat lié aux blue holes.

    En 1982, s'est créée aux USA l'International Society of Cryptozoology (ISC), dont je suis, on s'en sera douté, un des membres fondateurs, et qui compte parmi les membres du bureau de direction quelques uns des protagonistes de l'affaire du monstre de Floride : Bernard Heuvelmans (président), Roy P. Mackal (vice-président), Forrest G. Wood, Joseph Gennaro Jr., Eugenie Clark, et j'en oublie.
    En 1983, ISC Newsletter, publication de ladite Société, publia une longue interview de l'océanographe canadien Paul LeBlond et de Forrest G. Wood sur les monstres marins, et tout particulièrement sur les poulpes géants en ce qui concerne le second.
    C'est là un texte très important, car pour la première fois, Wood y donne son avis sur plusieurs points capitaux. En particulier il affirme :

"Il n'y a pas de doute dans mon esprit qu'il existe un très grand poulpe inconnu dans les eaux profondes adjacentes à certaines des îles Bahamas."

    Voilà qui est déjà nouveau : en 1971, Wood était loin d'être aussi catégorique sur l'aire de répartition d'Octopus giganteus. Sans doute les témoignages de Bruce Wright et de John Martin, reçus peu après la parution de son article de Natural History, l'avaient convaincu du bien-fondé de son hypothèse de départ. Et il ajoutait :

"De quoi vit-il, voilà une des choses qui me tracassent le plus. La plupart des octopodes connus se nourrissent de crustacés et de mollusques. Ils peuvent prendre des poissons à l'occasion, mais avant tout ce sont des crabes et des coquillages. Je ne pense pas que de grands coquillages ou de très grands crustacés soient connus dans les régions fréquentées par ces très grands poulpes."

    A la question, soulevée par l'interviewer J. Richard Greenwell, de savoir à quelle profondeur vivent ces monstres, Wood répondit :

"C'est très difficile à dire ; il n'y a pas de bonnes données. Je tendrais à supposer qu'ils vivent normalement à des profondeurs considérables, car si tel n'était pas le cas, ils seraient probablement déjà connus de la Science."

    Il faut s'arrêter sur ces remarques, avec lesquelles je suis en partiel désaccord, malgré toute l'admiration que je peux avoir pour "Woody". Pourquoi d'abord faudrait-il que de grands animaux dévorent de grosses proies ? En fait, tout est une question de quantité de nourriture, de biomasse comme disent les biologistes. Les baleines, avec leurs 30 m de longueur et leur poids de 150 tonnes, se nourrissent bien de krill, c'est-à-dire de petits crustacés du plancton !
    Comme Wood, je me suis demandé moi aussi ce que pouvait bien manger un poulpe géant : d'abord par simple curiosité, ce qui est (ou devrait être) le propre de tout scientifique ; ensuite pour tenter d'établir si l'existence de poulpes géants est plausible d'un point de vue écologique (en clair : y a-t-il assez à manger pour une population entière ?) ; enfin, parce que la réponse à cette question conditionne le problème de la profondeur à laquelle vit l'espèce (et réciproquement).
    Les calmars, céphalopodes pélagiques nageurs de haute mer, se nourrissent essentiellement de poissons également pélagiques. Les poulpes, vivant sur le fond, ont un ordinaire à base d'animaux partageant leur biotope, donc surtout des coquillages et des crustacés benthiques (crabes et langoustes notamment). Mais en est-il de même pour Octopus giganteus ? J'ai pensé un moment à un régime de plancton : il est en effet remarquable que les plus grands animaux marins sont planctonophages : c'est le cas des plus grands cétacés (les mysticètes, ou cétacés à fanons), des plus grands requins (le requin-baleine [Rhincodon typus], au nom vernaculaire significatif, et le requin-pélerin [Cetorhinus maximus], au nom générique -- "nez de baleine" -- non moins significatif), ou des plus grandes raies (la raie manta [Manta birostris]). Il semblerait qu'à partir d'une certaine taille, il soit plus simple de filtrer de l'eau de mer que de chasser des proies pour satisfaire son énorme gloutonnerie.
    Pourtant, je n'arrive pas à me résoudre à l'idée d'un tel régime pour le poulpe colossal des Bahamas. Cela supposerait une spécialisation considérable, et l'on voit mal, sur le plan évolutif, comment un bec fait pour broyer, pour briser des carapaces, pourrait se transformer en un système filtrant. Il faut dire tout de même que certains octopodes du sous-ordre des cirrates -- notamment du genre Cirroteuthis -- se nourrissent de petits crustacés planctoniques : ils sont d'ailleurs privés de radula (la langue rapeuse des céphalopodes), et agitent leur ombrelle, qui atteint souvent l'extrémité des bras, d'un mouvement de pulsation semblable à celui des méduses (et de fait, dans ce cas, elle a le même rôle, faire parvenir la nourriture à la gueule). Un tel régime implique une vie pélagique : c'est le cas des grands animaux que j'ai cités (baleines, grands requins, raie manta) comme des poulpes ciliés en question. Voilà qui s'accorde mal avec le sédentarisme du lusca.
    De plus, les eaux des Bahamas sont pauvres en plancton, c'est d'ailleurs pour cette raison qu'elles sont si limpides. On peut donc présumer qu'un poulpe géant qui vivrait dans cette région serait un prédateur carnivore. Confirmation nous en est donnée par divers témoignages : les divers pêcheurs ayant ferré un poulpe géant (l'Island Commissioner de Grand Bahama, les pêcheurs sportifs de Bimini, etc.) avaient fixé un morceau de viande à leur hameçon, en tout cas pas du krill. Aux Bermudes, le poulpe géant de John Ingham était friand de crabes Geryon. Et puis, si la réputation du lusca est très surfaite, il est tout de même intéressant de savoir qu'on l'accuse de dévorer des hommes, pas du plancton ! Rappelons aussi le rapport de Bruce Palmer sur un lusca apparemment friand de coquillages et de langoustes.

    Faire l'hypothèse de l'existence de crustacés géants ou de grands coquillages encore inconnus de la science pour satisfaire l'appétit de pieuvres géantes, ne me paraît pas s'imposer, par économie d'hypothèse : déjà bien beau d'établir l'existence de céphalopodes inconnus de grande taille, inutile d'y ajouter d'autres invertébrés titanesques si ce n'est pas indispensable.
    Certes, Andrés Alfaya, dans son livre Le Triangle des perturbations (1981), parle de crabes gigantesques échoués à Cuba en 1967. Ils auraient possédé "une carapace aussi grande que la roue d'un camion lourd sans compter leurs pinces, énormes, qui mesuraient plus de 1,20 mètres". Alfaya affirme qu'ils furent étudiés par par l'Institut d'Océanographie de l'Académie des Sciences de Cuba, qui en envoya même deux spécimens à l'Académie des Sciences de l'URSS. Je me demande d'où sont tirées ces informations fracassantes, impossibles à confirmer. Elle ne peuvent que susciter le plus grand scepticisme quand on lit plus loin, toujours sous la plume d'Alfaya, que des pêcheurs cubains ayant capturé un poisson de deux tonnes, des spécialistes "tombèrent d'accord pour dire que c'était un plancton géant", ce qui ne veut strictement rien dire (faut-il comprendre poisson géant mangeur de plancton ?). Bref, on ne peut se fier à ce genre d'informations : il n'est pas impossible que de tels crabes existent, mais j'attends des données plus solides avant d'entériner leur existence.

    De toute façon, il existe une nourriture parfaitement adaptée au poulpe colossal, et en quantité véritablement industrielle : la langouste épineuse du nord-ouest atlantique (Panulirus argus), la langouste de Cuba des gastronomes.
    Les langoustes sont des crustacés solitaires, qui sont de ce fait difficiles à pêcher en masse. Elles sont de mœurs nocturnes, restant généralement cachées dans les anfractuosités des rochers durant la journée, ce qui ne facilite guère leur capture. Armé d'un crochet et d'un gant épais pour se protéger des épines, et équipé seulement de palmes, d'un masque et d'un tuba, un plongeur du Yucatan peut s'estimer heureux quand, après une journée de labeur harassant (des dizaines d'apnées), il totalise une dizaine de langoustes. Elles font alors l'objet d'un incroyable gaspillage, car les fines bouches et les flemmards que sont les consommateurs des pays riches ne mangent que la "queue" (plus précisément l'abdomen), faisant fi des pattes et du céphalothorax, qui représentent plus de la moitié du poids !
    Mais aux Bahamas comme au Yucatan, dès le premier coup de froid annonçant l'hiver, les langoustes épineuses se rassemblent par milliers, et entament une migration en masse, permettant en quelques jours plus de prises qu'en une année de pêche artisanale. Aux Bahamas, cette migration a été étudiée par le Dr. Herrnkind, de l'Université de Floride. Les langoustes marchent à la queue-leu-leu, les antennes de l'une touchant le bout de l'abdomen (le telson) de la précédente. Si les migrations de masse sont fréquentes dans le monde animal, rares sont les animaux migrant ainsi en file indienne. Nul ne sait où vont les langoustes, sinon qu'elles font route vers le sud. Peut-être que, voici 15 000 ou 18 000 ans, elles ont pris l'habitude de rechercher des eaux plus chaudes, et ont gardé cette habitude ancestrale, alors qu'elle n'est plus nécessaire... en attendant la prochaine glaciation, dans 1000 ans ou dans 10 000 ans d'ici !
    Cousteau rapporte que dans les parages de la seule île de Contoy, au large du Yucatan, on captura 700 000 de ces langoustes processionnaires en seulement 4 ou 5 jours. Aux Bahamas, les chiffres sont du même ordre : au large de Bimini, on pêche des millions de langoustes en l'espace d'une semaine. On peut se demander si de telles prises ne mettent pas en danger l'espèce, par overfishing (pour utiliser une métaphore bancaire, la pêche raisonnable consiste à prélever les intérêts, l'overfishing consiste à dilapider le capital).
    Voilà en tout cas une nourriture appropriée pour un poulpe colossal. Ces langoustes pèsent 5 ou 10 Kg, voire davantage, et peuvent atteindre plus d'un mètre de long en comptant les antennes. On les trouve aussi dans les blue holes, repaires du lusca, et Bob Wallace en signalait des spécimens particulièrement énormes à Eleuthera. Et j'ai déjà fait allusion à leurs mœurs nocturnes, que semble partager le poulpe géant.
    Bref, ce dernier aurait de quoi se mettre sous... le bec : langoustes épineuses à profusion, gros crabes Geryon aux Bermudes, sans compter les coquillages divers, et même les poissons (y compris des requins à l'occasion).

    Le deuxième argument de Wood à propos des poulpes géants ("ils vivent à des profondeurs considérables", sinon ils seraient déjà connus) est entièrement spécieux. Il y a en effet des précédents fameux, dont le cœlacanthe. Contrairement à une croyance assez répandue, y compris chez nombre de scientifiques, il ne s'agit nullement d'un poisson abyssal, puisque la plupart des captures ont eu lieu entre 100 et 300 m de profondeur. Et ce poisson de 1,50 m de long n'a pourtant été découvert qu'en 1938 (et même 1952 pour le deuxième spécimen). Qui plus est, les pêcheurs des Comores le connaissaient avant sa "découverte" officielle.
    C'est dire que des créatures énormes peuvent vivre à faible profondeur (disons moins de 300 m), sans que la science les ait catalogués pour autant. La chose s'est encore produite récemment avec le Megamouth, resté incognito jusqu'en 1976 : ce requin de 4,50 m de long, mangeur de plancton, vit lui aussi à faible profondeur.

    Si l'on excepte les incidents des Bermudes (d'ailleurs postérieurs à l'interview de F.G. Wood), les rapports donnant la profondeur infirment l'idée d'une créature abyssale : un des informateurs de Wood pêcha un poulpe géant par 600 pieds (180 m) de fond ; l'expédition du Seaquarium de Miami prit des photos par 100 et 200 m de fond, et Burton Clark parle d'un enregistrement sonar à une profondeur de 1000 pieds (300 m).
    Il y a surtout un obstacle physique majeur à l'idée de Wood. En règle générale, plus on s'enfonce dans les profondeurs océaniques, plus les êtres vivants que l'on y trouve sont de petite taille. La raison en est d'ailleurs fort simple : la vie marine est tributaire du plancton végétal, point de départ de la chaîne alimentaire, qui dépend lui-même de la lumière solaire, indispensable pour réaliser la photosynthèse (la synthèse de la chlorophylle à partir du gaz carbonique dissous dans l'eau, grâce à l'apport d'énergie solaire). La pénétration du rayonnement solaire dans l'eau est différente suivant les longueurs d'onde (les couleurs, si l'on veut) : si les radiations de longueur d'onde élevée (rouge et infrarouge) sont absorbées par quelques centimètres d'eau, celles de faible longueur d'onde (violet et ultraviolet) pénètrent très profondément (jusqu'à près de 500 m pour l'U.V.). Ce sont précisément ces dernières radiations, les plus énergétiques, qui sont seules capables d'apporter l'énergie nécessaire à la photosynthèse, en "cassant" les molécules de CO2.
    Il s'ensuit que le phytoplancton, et la plus grande partie de la matière vivante (la biomasse) des océans, sont concentrés dans les 400 premiers mètres. Plus bas, il n'y a plus de vie végétale, et les animaux que l'on y rencontre ne disposent que d'une maigre pitance (débris organiques venant d'en haut, etc.) : à 3000 m et a fortiori plus bas, proies et prédateurs sont peu nombreux et de petite taille. Un poulpe géant crèverait vite de faim dans les profondeurs abyssales.
    Il y a pourtant une exception remarquable à cette règle, ce sont les formes de vie étonnantes que l'on a découvertes le long des rifts médio-océaniques, ces sortes d'immenses failles de l'écorce terrestre situées à environ 3000 m de profondeur, et dont on connaît l'importance dans le cadre de la fameuse dérive des continents (on dit aujourd'hui "tectonique des plaques continentales").
    A la fin des années 1970, des plongées en sous-marin de poche le long de ces rifts, ont révélé la présence de sources hydrothermales à près de 300°C (avec une pression de 300 bars, l'eau reste liquide). Riches en produits soufrés, elles permettent l'existence à leur voisinage de véritables oasis abyssales abritant une faune exubérante : des vers pogonophores (Riftia) de 2 m de long, grands crustacés, énormes éponges, etc. Alors que la biomasse est de 0,1 à 10 grammes par mètre carré à 2500 m de profondeur, sur une source hydrothermale au large des Galapagos, dans le Pacifique, les estimations faites sur les seuls vers Riftia donnent 10 à 15 Kg/m2 ! Mais le plus étonnant est la biochimie de ces êtres, fondée sur une métabolisation du soufre. Si le point de départ de la vie est la photosynthèse, ici c'est la chimiosynthèse (l'énergie des liaisons moléculaires de certains composés soufrés). Ces oasis pourraient nourrir à satiété une population de poulpes géants abyssaux, mais les Bahamas et la Floride sont fort éloignés du rift Atlantique.

    C'est pourquoi j'ai émis l'hypothèse d'un habitat lié aux blue holes des Bahamas dans mes deux articles pour Amazone en 1982 et 1983 :

"Les centaines de blue holes d'Andros, de Grand Bahama, de Caicos... (où, comme par "hasard", sont enregistrés rumeurs et témoignages significatifs) me semblent être un biotope rêvé pour des poulpes géants, et au surplus dessinés à leur échelle."

    Bernard Heuvelmans, à propos de cette idée, me fit une suggestion très pertinente dans sa lettre du 13 septembre 1983 :

"Votre thèse du biotope blue holes me paraît tout à fait légitime. Incidemment, une telle structure ("gruyère immergé") existe-t-elle ailleurs qu'aux Bahamas ? Et, le cas échéant, trouve-t-on dans cet "ailleurs" de semblables rumeurs relatives à des poulpes colossaux ? Ce serait là une merveilleuse preuve par neuf !"

    Il y avait bien la région des keys du sud de la Floride, qui présente quelques ressemblances avec les Bahamas, comme je l'ai déjà souligné.
    Mais il existe bien un "ailleurs" absolument identique au plateau des Bahamas, c'est la presqu'île du Yucatan, en Amérique Centrale : tout le nord et le centre du Yucatan est creusé de grottes calcaires ou de ces fameux cenotes, cavités remplies d'eau que l'on appelle dolines dans les Causses ou banana holes aux Bahamas. Et au large du Yucatan, s'étend un immense plateau calcaire immergé, à faible profondeur, truffé de cavités...
    La ressemblance entre les deux régions ne se limite pas à la géologie, puisqu'on y trouve les mêmes espèces animales : barracudas (Sphyraena barracuda), requins-nourrices (Ginglymostema cirratum), etc., et langoustes épineuses (Panulirus argus) comme on l'a déjà vu, ce qui est prometteur pour notre propos, si Octopus giganteus fait son ordinaire de ces crustacés. Alors pourquoi pas Octopus giganteus lui-même ?
    Cherchant à vérifier le bien-fondé de la suggestion d'Heuvelmans, je me rappelai que Cousteau avait exploré en 1970 l'immense blue hole du récif du Phare, au large du Honduras britannique (aujourd'hui le Belize). C'est un des plus grands du monde, puisqu'il mesure près de 300 m de diamètre et qu'il a 125 m de profondeur. Et voici ce qu'en dit le patron de la Calypso :

"Ce gouffre béant devant nos yeux a servi de thème à bien des légendes. On dit qu'il est sans fond, que des monstres marins y habitent, et qu'il a englouti tous les bateaux qui ont osé s'y aventurer."

    Contentons-nous pour l'instant d'enregistrer cette tradition qui, si elle ne se réfère pas explicitement à des poulpes, doit nous rappeler néanmoins comme un écho de lusca d'Andros.

    Il convient aussi de rappeler le témoignage de Torial, pêcheur de Cuba, recueilli par François Poli, sur un monstre tentaculaire rayé de jaune "au large de certaines côtes désolées du Mexique" : c'est peu précis, mais s'il est une côte désolée, c'est bien celle du Yucatan, et particulièrement du Belize, la fameuse Mosquito Coast.

    Et puis, en décembre 1983, je tombai par hasard chez un bouquiniste sur un livre au titre alléchant de F. A. Mitchell-Hedges : Mes combats avec les monstres marins (1938). L'auteur, un explorateur britannique, membre de diverses sociétés savantes prestigieuses, dont la Royal Geographical Society, effectua plusieurs expéditions ethnologiques ou zoologiques en Amérique Centrale pour le compte du British Museum.
Dans son ouvrage, il raconte qu'un jour (dans les années 1930), des pêcheurs vinrent à bord de son bateau, le Cara, ancré au large du Honduras britannique, et lui firent part de leur inquiétude. Deux des leurs avait disparu par calme plat, et l'on n'avait retrouvé que leur pirogue, prise dans les racines de palétuviers, près de deux îles, Water Cay et Range, séparées par un haut-fond de quelques mètres de profondeur au milieu duquel s'ouvre un énorme trou circulaire et très profond, en fait un blue hole.
    Mitchell-Hedges s'étonnait de cette disparition, car les pêcheurs de la région sont d'excellents nageurs, et même si leur embarcation avait chaviré, ils auraient pu revenir à la nage. Aussi supposa-t-il qu'ils avaient été attaqués par un requin-tigre, comme on en voyait fréquemment dans les parages.
Quelques jours plus tard, Mitchell-Hedges vit arriver un pêcheur indigène du nom de Gabriel, qui gesticulait comme un fou dans son embarcation, en proie à une grande surexcitation. Après avoir été recueilli à bord du Cara, avalé un verre de rhum, et passé une nuit de sommeil, Gabriel fut suffisamment rétabli de ses émotions pour raconter sa terrible aventure -- et il y avait de quoi être en état de choc :

"Il venait de Stan Creek ; il faisait calme plat mais, par moment, une légère brise soufflait. Il établit sa petite voile pour aider sa marche. Il était à peu de distance du Range lorsque la brise tomba tout à fait et la mer se fit plate comme un miroir ; dans le lointain il apercevait Water Cay. Il pagayait nonchalemment et, nous dit-il, il était en train de penser aux deux hommes qui avaient disparu, lorsque une masse sombre apparut dans l'eau claire, approchant silencieusement de la petite embarcation. La bête hideuse, nous dit-il, changeait à chaque instant de forme et de couleur. Gabriel était figé d'horreur.
"Brusquement, sur la fargue de la pirogue, une [sic] énorme et gluante tentacule s'avança ; il la frappa avec sa pagaie ; elle disparut et s'évanouit dans les profondeurs. De toute sa force il poussa sa barque en avant et il avait parcouru deux ou trois cents mètres lorsque l'horrible apparition reparut tout près de lui. Il nous dit qu'elle avait des yeux énormes qui paraissaient changer de forme, des yeux qui lui disaient qu'il était à jamais perdu sans rémission. Il sentit que l'horrible bête jouait avec lui et que rien ne pouvait l'arracher à la mort.
"Il continua d'avancer frénétiquement ; un souffle de brise gonfla sa voile et vint l'aider. Comme la vitesse de la pirogue augmentait, une [re-sic] grande tentacule glissa de nouveau, silencieusement, sur la fargue et fut immédiatement suivie par une autre. Frappé de terreur, à moitié fou de peur, Gabriel les frappa de sa pagaie ; puis, ne sachant pas exactement ce qu'il faisait, il se leva, prit son harpon -- sans lequel les Iliens ne se promènent jamais -- et le projeta de toute sa force au milieu de l'indescriptible monstre.
"Toute l'eau autour de la pirogue s'emplit d'un liquide gluant et les tentacules s'arrachèrent de la fargue. La brise forçait et Gabriel pagayait frénétiquement. Il pensait avoir revu la bête encore une fois mais il n'en était plus très sûr. C'était tout ce dont [sic] il se rappelait, mais il déclarait que les tentacules étaient aussi grosses que sa cuisse.
"En dépit du vocabulaire limité et des mots étranges employés par l'Ilien, l'histoire était très nette ; son air et la façon dont il parlait ne laissait aucun doute en notre esprit sur l'existence, quelque part au large du Range, d'une énorme pieuvre."

    Aucun doute pour moi, également : la voilà, la preuve par neuf réclamée par Heuvelmans ! Et Mitchell-Hedges concluait lugubrement :

"Nous savions enfin comment étaient morts les deux disparus."

    Armés de harpons et de fusils, Mitchell-Hedges et ses amis se rendirent sur les lieux du drame, mais ils ne trouvèrent pas le monstre. L'explorateur supposa que le poulpe blessé s'était réfugié dans les profondeurs de la caverne sous-marine.
    Aucun doute donc, l'infortuné Gabriel avait été victime de l'attaque d'un poulpe géant, tapi dans son blue hole. Tout y est, des changements de couleur, classiques chez les poulpes en proie à une vive excitation, jusqu'au liquide expulsé par la bête, sans doute un mélange d'encre et de sang. Quant à la taille du monstre, elle devait être énorme, puisque Gabriel affirme que ses tentacules étaient aussi gros que sa propre cuisse. Cela doit faire une vingtaine de centimètres d'épaisseur, et implique une envergure d'au moins 20 m pour le poulpe agresseur de Gabriel.
    Par parenthèse, je rappelle que tentacule est masculin et que le verbe "se rappeler", justement, est transitif...
Encore une fois, voilà le poulpe colossal accusé de s'en prendre aux embarcations et à leurs occupants. Qui sait si certaines disparitions de petits bateaux dans le fameux Triangle des Bermudes ne sont pas à mettre à son compte, en plus du tribut prélevé par les tempêtes, la piraterie (y compris de nos jours avec le trafic de drogue et la contrebande) ou la barraterie (une forme d'escroquerie à l'assurance).

    J'ai pu trouver un autre témoignage pour la même région, rapporté par Bénédict-Henry Révoil, que nous connaissons déjà pour un incident survenu aux Lucayes (Bahamas), dans un autre ouvrage de ce journaliste, Aventures extraordinaires sur terre et sur mer (1884).
    En 1847, Révoil se trouvait à Mérida, dans le Yucatan, où il était l'hôte d'un riche planteur, don Salvador, dont l'hacienda bordait la mer caraïbe. Deux peones de la plantation, Ioka et Mako, passaient leurs loisirs à pêcher dans la baie, améliorant ainsi l'ordinaire de leurs prises.

"Un matin, on vint avertir mon hôte que l'on apercevait sur un rocher, à un demi-mille de la côte, Mako qui faisant des signes de détresse et appelant au secours.
"Tout aussitôt une embarcation fut mise à la mer et don Savador et moi nous y jetâmes, avec six rameurs pour nous accompagner. En dix minutes, nous parvenions à l'endroit où nous attendait le péone.
"-- Malédiction ! s'écria celui-ci dès que nous fûmes à portée de voix, un mille bras s'est emparé de Ioka, et je le vois, au fond de la mer, se débattant contre ce terrible animal. Voyez, santa Virgen ! il est perdu ! Que faire ?
"Nos yeux se portèrent aussitôt vers les profondeurs de la baie, dont l'eau était aussi transparente que le cristal. On pouvait voir, sur un fond de sable, un monstre épouvantable qui étreignait le malheureux péone, lequel nous parut étouffé et complètement inerte. Non seulement il avait été écrasé par les bras puissants du calmar, mais encore il avait succombé à la suffocation, faute d'air, en restant aussi loin de la surface.
"-- Que conseilles-tu ? demanda don Salvador à Mako.
"-- Mon compagnon est mort ; je veux le venger.
"-- C'est impossible, mon fils, répliqua l'haciendero. Tu périrais comme Ioka. Mais comment ce fatal événement est-il arrivé ? ajouta-t-il.
"Mako raconta alors à son maître que, tandis que son ami et lui pêchaient au palan, ils avaient aperçu le calmar à une distance de dix mètres au plus. Ses longs tentacules se dirigeaient vers leur frêle canot, qu'ils n'avaient pas tardé à atteindre. En moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, la pieuvre géante avait brisé les planches du you-you et les deux pêcheurs n'avaient eu que le temps de se jeter à la mer. Ils allaient atteindre le rocher quand Ioka avait été saisi par la pieuvre et entraîné au fond de l'eau.
"En vain Mako avait-il voulu défendre son camarade. Armé de son couteau, il avait coupé un des tentacules du calmar, qui flottait au-dessus de la mer à peu de distance ; il avait deux fois plongé pour attaquer l'épouvantable encornet, mais il avait dû renoncer à sa tentative, de peur de périr lui-même victime de son dévouement. C'est alors qu'il avait appelé à son aide."

 

 

En guise de conclusion

    Il est temps maintenant de rassembler les pièces de ce vaste puzzle que constitue l'énigme du Poulpe Colossal.
Afin d'y voir plus clair, j'ai rassemblé toutes les informations sur des fiches analytiques, résumant en style télégraphique l'ensemble des rapports que nous venons de passer en revue : date et lieu, nature de l'information (tradition, témoignage oculaire, spécimen mort, indices matériels, etc.), résumé du rapport, nom de l'informateur, source bibliographique, etc. J'ai ainsi obtenu une quarantaine de fiches au total.
    Dans un premier temps, nous pouvons éliminer les canulars les plus flagrants : les deux de Harry E. Rieseberg (dont on pourrait dire en fait qu'ils en constituent un seul), ainsi que les fiches qui s'y rapportent (les poulpes "gros comme des camions" de Roland Heu à coup sûr, et les "espèces gigantesques" de Jean Drajesco très probablement) ; et celui de Bruce Mounier, relatif à une tortue à face de singe observée (?) en 1968 au large de Bimini, et abusivement associée au "luska" par Berlitz.
    Je ne parierais pas un centime sur les deux témoignages de Jean-Louis LaRocque et Danny Boerwinckle, sur des agressions au large de la Floride relatées en 1993 par le National Examiner, qui sentent la salle de rédaction, sinon le canular, à plein nez.
Nous pouvons ensuite retirer toutes les fiches fondées sur des méprises faites de bonne foi : celles ayant trait sans conteste à des calmars Architeuthis (celui du Combat à l'est d'Andros en 1958, et celui recueilli par un bateau-charter au large de Bimini en 1966 -- à moins qu'il s'agisse du même cas), ou s'y rapportant selon toute vraisemblance (l'observation faite par Dick Birch au large de Small Hope Bay, sur la côte est d'Andros vers 1965). Je n'ai également aucune raison de supposer que le cadavre échoué au large de Caicos en 1964 et examiné par Bruce S. Wright, était autre chose qu'un cachalot, comme l'a du reste écrit Wright lui-même. Trop peu circonstancié, voire suspect, est le rapport sur un poulpe ayant agressé un scaphandrier au large de la Floride, cité par John Gibson en 1894.
    J'ai fait un sort, peut-être trop hâtivement, au "poulpe énorme" qui attaqua le juge Theodore Tuttle au large de Palm Beach en 1897, en suggérant qu'il s'agissait peut-être d'un calmar géant ou d'une grande méduse, pour expliquer la "douleur aiguë" ressentie au contact des tentacules : gardons cette fiche en réserve pour l'instant. Mettons aussi de côté le monstre marin observé par Richard Winer au large des Bermudes en 1969, en raison de son caractère ambigu.

    Il nous reste encore pas mal de fiches se rapportant à un poulpe géant, ou pouvant s'y rapporter, dont on peut tracer un portrait-robot synthétique.
    Les dimensions de l'animal sont impressionnantes. Le guide de Bruce Wright parle d'un spécimen à Andros dépassant 18 pieds (5,50 m). John C. Martin mentionne un "diamètre" de 30 pieds (9 m), qui pourrait s'appliquer en fait au diamètre de l'ombrelle, sur un spécimen observé flottant au large de la Floride. John Ingham donne une "envergure" de 30 pieds (9 m).
    La longueur des bras est non moins effrayante. John Martin estime leur longueur à 30 pieds (9 m), mais sur un animal aux bras enroulés, donc avec un grand risque d'erreur. Duke, le guide de Wood, affirme que les bras des poulpes géants de Bimini atteignent 75 pieds (23 m) de long.
    L'épaisseur des bras est évidemment en rapport avec leur longueur : 36 pouces (91 cm) de circonférence selon Martin, soit 29 cm de diamètre ; aussi gros que la cuisse de Gabriel (une vingtaine de cm ?), attaqué par un poulpe géant au large du Belize ; aussi gros que le corps d'un homme, selon un capitaine américain cité par le journaliste Révoil.
    Il n'y a pas de détail très significatif sur les ventouses (je jette un voile pudique sur la ventouse impossible à détacher d'un poulpe cité par Gibson et sur celles du poulpe de Jean-Louis LaRocque inventé par le National Examiner). Les témoins de première main (John Martin par exemple) n'en parlent pas. La seule allusion est celle du guide de Bruce Wright, précisant que le lusca d'Andros possède "de longs tentacules terminés par de puissantes ventouses", ce qui laisse présager une confusion avec les calmars géants Architeuthis.
    La tradition prête à ces créatures des "mains velues" (comprendre des bras couverts de "poils"), ce qui leur vaut le surnom de Him of the hairy hands, aussi bien à Andros qu'aux Caicos. Peut-être s'agit-il d'une allusion aux deux rangées de cirres des poulpes ciliés ou cirrates, et qui font en effet penser à des poils.
    La peau serait d'une couleur brunâtre, comme l'ont rapporté Cousteau (mentionnant des photos montrant "une chair brune indéfinissable"), Curtis Fuller (citant un pêcheur de Bimini décrivant "des taches brunes, noires et brun-jaunâtre"), John Martin (comparant l'animal observé à "un énorme tas de varech brun"), et même Torial (parlant d'un animal "rayé de jaune"). Mais la peau peut changer de couleur lorsque l'animal est vivement excité, comme le décrit Gabriel.

    A l'époque où je pensais que le "monstre de Floride" de 1896 était un poulpe géant, j'avais émis l'hypothèse qu'il s'agissait en effet d'un poulpe cirrate gigantesque, et je m'étais aventuré à proposer de changer le nom scientifique d'Octopus giganteus proposé par Verrill en 1896 en Otoctopus giganteus, du grec oton, "oreille", les nageoires latérales faisant penser à de tels organes chez de nombreux cirrates (figure 1).


Figure 1 : reconstitution d'Otoctopus giganteus
(dessin © Stefano Maugeri, Gruppo Criptozoologia Italia)

 

    Mon hypothèse avait été reprise par Heuvelmans, qui la considérait comme la meilleure, dans sa liste des quelque 140 formes animales relevant de la cryptozoologie (Cryptozoology, 1986, publié en 1987). Franco Tassi y a fait allusion dans l'Orsa en 1989 (figure 1), et j'ai encore défendu cette idée dans un article écrit en commun avec mon ami Michel Dethier en 1991, pour le Bulletin de la Société Neuchâteloise des Sciences Naturelles.
    Ce baptême scientifique était parfaitement légitime, même dans le cadre de l'interprétation la plus restrictive du Code de Nomenclature Zoologique, puisqu'il est fondé sur un spécimen-type (holotype) : le spécimen échoué à Saint-Augustine, dont des échantillons furent conservés à la Smithsonian Institution à Washington, et dont des fragments se trouvent encore à la Saint-Augustine Historical Society (donnés par Joseph Gennaro). Des espèces nouvelles ont été décrites et nommées avec moins que cela, le plus souvent à juste titre. Du reste, dois-je rappeler que le Pr. Verrill avait décrit et nommé son Octopus giganteus d'après les seules photos et le seul rapport du Dr. Webb ?

    Toutefois, les enseignements de l'échouage du blob du Chili en 2003 m'obligent à réviser mon jugement : le monstre de Floride ne me paraît plus aujourd'hui qu'un fragment de la tête d'un cachalot, comme ce blob chilien auquel il ressemble tant.

L'aire de répartition de l'espèce est considérable : depuis les Caicos au sud-est jusqu'aux Bahamas occidentales, et jusqu'à la presqu'île du Yucatan au sud. La présence de poulpes géants sur les côtes de Floride n'est pas attestée : le spécimen moribond observé par John Martin peut très bien avoir été amené par le courant de Floride. Quant au "poulpe énorme" ayant attaqué le juge Tuttle au large de Palm Beach en 1897, les blessures qu'il inflige sont fort peu compatibles avec un octopode. Un rapport isolé fait mention d'un énorme devil fish au large du Texas, mais il demande à être confirmé.
    F.G. Wood a émis l'hypothèse que l'habitat du poulpe des Bahamas se situe à la base des canyons sous-marins à l'ouest de Bimini et à l'est d'Andros, mais il apparaît en fait que ces créatures vivent à une profondeur plus modérée, inférieure à 300 m. Cela ressort aussi bien de la tradition du lusca, qui les associe aux blue holes (donc à une profondeur inférieure à 150 m), que des rapports de Cousteau, de Burton Clark, d'un des informateurs de F.G. Wood, sans parler des observations en surface (celles citées par Révoil, par Mitchell-Hedges, etc.). Elles sont associées aux grottes sous-marines innombrables creusées dans les plateaux calcaires immergés de la mer des Caraïbes, et défendent leur territoire avec âpreté, au grand dam des pêcheurs et de leurs embarcations.
    Il leur arrive cependant de sortir de leur trou, surtout la nuit : il semble qu'alors l'animal parte en chasse de nourriture, certainement à base de langoustes épineuses (Panulirus argus), même s'il est sans doute éclectique (coquillages et poissons doivent varier l'ordinaire, quand ce n'est pas quelque pêcheur). Dans cette quête nocturne de nourriture, l'animal serait servi par des organes bioluminescents peut-être situés près des yeux. Cela n'a été signalé qu'une fois, mais divers auteurs ont signalé des phénomènes de luminescence dans le Triangle des Bermudes, qui sont peut-être à mettre en relation avec ce rapport. Si l'animal possède bien de tels organes, ils jouent certainement un rôle de leurre pour attirer les proies. On peut songer à une utilisation très prosaïque d'éclairage dans le dédale des blue holes, mais il est plus vraisemblable que ces poulpes utilisent un marquage chimique pour se repérer.
    Ils sont connus traditionnellement par les pêcheurs des Bahamas sous le nom de lusca (ou plus rarement lucsa), ou scuttles géants. Je ne connais pas l'origine du mot de lusca : il ressemble à Lucayes, l'ancien nom des Bahamas, mais peut-être s'agit-il d'une coïncidence. Quant à scuttle, déformation de cuttlefish (seiche), il me semble que ce mot a été forgé par ressemblance avec le verbe to scuttle (saborder), allusion au fait que cette espèce s'en prend aux bateaux de pêche. Ce jeu de mots participe du mythe du kraken, le monstre qui engloutit hommes et bateaux, dans lequel l'inconscient collectif a fait entrer les céphalopodes géants, mais aussi pour les plumitifs du Triangle des Bermudes, les Atlantes ou les Extraterrestres, preuve, s'il en était besoin, du caractère universel des mythes.
    Voilà donc une espèce "inconnue" dont je pense avoir établi avec une précision suffisante, d'abord la réalité incontestable, ensuite l'appartenance zoologique la plus probable, et enfin l'écologie et l'éthologie.

    Il nous reste plusieurs fiches localisés aux Bermudes, concernant une aire de répartition nettement séparée de la précédente.
Nous avons là tout d'abord le témoignage de Richard Winer sur une prétendue méduse géante observée sous l'eau en 1969, mais que son compagnon de plongée identifiait plutôt comme une pieuvre géante.
    Il y a ensuite un grosse masse de collagène échouée en 1988, dont la ressemblance avec le monstre de Floride, tant pour la forme que pour la composition chimique, est frappante, et il est donc plus raisonnable de penser qu'il s'agit, là aussi, d'un fragment de réservoir à spermaceti d'un cachalot.
    Il y a enfin toute une série d'incidents dont John Ingham a été victime en 1984-1985. Cet industriel de la pêche aux crustacés perdit plusieurs nasses remplies de crabes Geryon par 900 m de fond, détruites par un animal marin repéré au sonar comme une forme pyramidale et capable de remorquer un bateau de 15 m de long. Il y a ensuite le témoignage d'Ingham sur un nouvel incident où il put voir un poulpe géant de 30 pieds (9 m) d'envergure s'en prendre à une nasse, et prélever un fragment de plus de 20 Kg, d'une consistance gélatineuse.
    S'agit-il de la même espèce qu'aux Bahamas ? Ce n'est nullement certain. On a vu que cette dernière fréquente des profondeurs inférieures à 300 m (à peu près au niveau du plateau continental, donc) et les grottes calcaires englouties des Bahamas et du Belize. Aux Bermudes, nous sommes en présence d'un animal vivant à 900 m, au large d'un archipel volcanique. Profondeur différente, géomorphologie différente : il serait curieux que la même espèce soit adaptée à des biotopes aussi différents. Notons aussi que les deux archipels sont séparés par la plaine abyssale d'Hatteras, profonde de plus de 4000 m, un véritable "Himalaya à l'envers", pour reprendre l'expression de Bernard Heuvelmans.
    L'aspect gélatineux de la créature, noté par John Ingham, ne peut qu'accentuer la ressemblance avec une énorme méduse. On comprend alors que Richard Winer ait pu croire que l'énorme animal marin qu'il observa sous l'eau en 1969, était une méduse gigantesque. Ce témoin faisait surtout allusion au mouvement de pulsation de la créature, mais c'est le moment de se rappeler que l'on note ce type de mouvement chez nombre de cirrates (poulpes ciliés), ou même chez certains incirrates. Même la chair de consistance gélatineuse est commune chez diverses espèces de poulpes, comme Alloposus ou Haliphron.
    Les dimensions sont impressionnantes : John Ingham estime que le poulpe détruisant ses nasses avait 30 pieds (9 m) d'envergure. Richard Winer décrit son monstre marin comme ayant 75 à 100 pieds (23 à 30 m) de long, et 50 pieds (15 m) de diamètre, mais dans des conditions d'observation qui induisent une grande marge d'erreur.
    Winer lui attribue une couleur violette, mais c'est la couleur de tout objet immergé à la profondeur où se trouvait l'animal.
Il ne semble pas que le poulpe géant des Bermudes soit connu par tradition, ce qui peut s'expliquer par son caractère abyssal, à l'inverse de celui des Bahamas et d'Amérique Centrale.

    On pourra s'étonner que nous possédions finalement peu de témoignages. C'est qu'en réalité l'enquête ne fait que commencer : je suis persuadé que de nombreux rapports inédits dorment dans des journaux ou des livres. Si ces créatures sont nocturnes et cavernicoles, comme aux Bahamas, ou franchement abyssales, comme aux Bermudes, les chances d'observations sont très rares.
    Enfin, on m'a maintes fois demandé pourquoi ne pas y aller voir, si je suis convaincu de leur existence ? Outre qu'une expédition avec le matériel nécessaire est au-dessus de mes moyens financiers, elle ne peut être envisagée qu'après le travail fastidieux mais absolument indispensable de recherche bibliographique. Ce n'est qu'une fois ce travail préliminaire achevé que l'analyse cryptozoologique permet d'établir un portrait-robot aussi détaillé que possible de l'animal, y compris de ses mœurs. Ainsi, il devient possible d'augmenter les chances d'observation. Toute autre méthode, fondée sur le hasard, est aux antipodes de ce qu'entend être la cryptozoologie, une méthode de recherche systématisée et scientifique des formes animales précisément les plus difficiles à découvrir.
    Je ne saurais mieux comparer les recherches de Bernard Heuvelmans et les miennes qu'à celles du Belge Robert Sténuit sur les épaves chargées de trésors : des centaines d'heures à étudier les archives en bibliothèque, pour localiser à coup sûr un galion englouti (rien à voir avec Rieseberg !).
    Que cela n'empêche surtout pas ceux qui auraient la chance d'aller sur place de mener une enquête sur le terrain, en interrogeant notamment les pêcheurs de Bimini, d'Andros et de Grand Bahama, ainsi que ceux des Bermudes. Ce que je disais visait ces expéditions tapageuses (à leur départ, jamais au retour, et pour cause, il est toujours infructueux !) en chasse de Yéti, de monstre du Loch Ness ou autre. Montées par des gens avides de publicité n'ayant même pas l'idée de s'informer auprès des spécialistes de la question, elles causent un tort considérable à la cryptozoologie, avec laquelle elles n'ont rien à voir.
    Si donc une expédition sérieuse, et bien équipée, pourrait observer (et filmer) des poulpes géants, en capturer un serait une autre paire de manches ! Bruce Wright avait proposé un énorme hameçon, en forme de poisson, long de 2 m, hérissé de crochets, pour pêcher des calmars géants, mais cela n'a jamais été tenté. En 1983, F.G. Wood a suggéré l'utilisation de ces "pots à poulpes" ou gargoulettes, qu'emploient encore certains pêcheurs méditerranéens. Les poulpes viennent en effet s'y blottir, comme il le font dans leur trou de rocher (les poulpes se construisent ainsi une coquille artificielle). Cela leur est fatal, car le pêcheur ramène à toute vitesse à la surface le pot, relié à une corde. Évidemment, avec le poulpe colossal, il faudrait un "pot" énorme (au sens propre comme au sens figuré) pour le capturer.
    On pourrait aussi tenter des plongées sous mélange hélium-oxygène jusqu'au fond des blue holes désignés comme les plus propices par les pêcheurs. L'utilisation de langoustes comme appâts et des plongées de nuit permettraient d'augmenter les chances de rencontre. Aux Bermudes, il faudrait effectuer des plongées avec un sous-marin de poche, en utilisant des crabes Geryon comme appât. Ce serait toujours mieux que d'espérer un nouvel échouage providentiel.
    James H. Powell Jr., un herpétologue texan, m'avait fait part en 1981 de son projet d'une expédition aux Bahamas, mais faute de sponsor (pardon, de mécène), son projet resta dans les cartons. Roy Mackal et F. G. Wood avaient envisagé de filmer ces monstres, mais le décès de Wood a remis les choses en question.

    Je suis persuadé que les choses n'en resteront pas là, et que notre connaissance de ces "monstres marins" s'enrichira dans les années à venir, grâce à des recherches systématiques : analyses des échantillons, recherches documentaires, expéditions sur le terrain. Il se peut que les nouveaux éléments qui ne manqueront pas de voir le jour, permettront d'affiner ou même de corriger le portrait-robot que j'ai tracé. J'espère en fait qu'il en sera ainsi, et je lance un appel à tous ceux qui auraient des informations cryptozoologiques inédites (pas seulement sur des monstres marins, d'ailleurs), à se mettre en rapport avec moi.
    Et si l'existence de poulpes géants est enfin admise par la science après des siècles de dénigrements, j'ai la prétention de croire que ce "cyber-dossier" y aura tout de même été pour quelque chose !

 

     
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