(dernière mise à jour : 18 mai 2003)

Des poulpes "de dimension anormale" ?

    Les rumeurs sur l'existence de poulpes géants aux Bahamas ne datent pas d'aujourd'hui. De tous les rapports que j'ai pu rassembler, le plus ancien, qui est aussi le plus dramatique, est tiré du livre du journaliste français Bénédict-Henri Révoil : Pêches dans l'Amérique du Nord (1863) :

"Un capitaine américain, que j'ai beaucoup connu à New York, m'a raconté qu'en 1836, se trouvant dans les atterrages des îles Lucayes [=Bahamas], son navire avait été attaqué par un kraken qui, étendant ses bras gigantesques, avait atteint et entraîné deux hommes de son équipage dans la mer. En vain leurs camarades avaient-ils cherché à arracher ces deux malheureux à la mort ; tous leurs efforts furent inutiles. L'équipage avait cependant rapporté une victoire partielle, car d'un coup de hache le timonier en chef avait tranché un des bras du polype. Cet appendice monstrueux mesurait trois mètres et demi de long et sa grosseur était celle d'un homme. J'ai vu ce curieux spécimen d'histoire naturelle dans le Muséum de M. Barnum à New York, où il est contenu, racorni et replié sur lui-même, dans un énorme bocal rempli d'alcool."

    Dans son ouvrage qui fait autorité en matière de pieuvres et de calmars géants, Dans le sillage des monstres marins -- Le Kraken et le Poulpe Colossal (1958), Bernard Heuvelmans écrivait à propos de ce rapport dramatique :

"Il n'y avait aucune certitude absolue que ce tronçon de bras d'une grosseur incroyable provînt d'un calmar, mais il y avait tout de même de sérieuses chances pour qu'il en fût ainsi."

    En fait, comme il le reconnaissait lui-même dans la lettre qu'il m'écrivait le 26 août 1980, on peut parfaitement retourner l'argument et lire "poulpe" à la place de "calmar". D'ailleurs, il est fait mention de polype, vieux français pour poulpe. Notons aussi la localisation de l'incident, "dans les atterrages des îles Lucayes", c'est-à-dire au voisinage de celles-ci, ce qui aux Bahamas signifie généralement à une faible profondeur due au plateau calcaire, plutôt en faveur d'un poulpe.
    Chose amusante, il est plus que probable que ce passage du livre de Révoil ait inspiré à Jules Verne le fameux épisode de 20'000 lieues sous les mers, où le Nautilus du capitaine Nemo est attaqué par des céphalopodes géants : le père de la science-fiction a en effet situé la scène au large des Lucayes, c'est-à-dire des Bahamas !

    Il est peut-être un témoignage beaucoup plus ancien, que l'on doit à l'Italien Pietro Martyre d'Anghiera, dit Pierre Martyr, historien officiel de la cour d'Espagne et auteur d'une biographie de Christophe Colomb. Dans son ouvrage De orbe novo (du nouveau monde) écrit vers 1500, il fit remarquer que, à la différence du continent où l'on trouvait fauves et crocodiles, les îles de la mer des Caraïbes n'abritaient pas d'animaux dangereux : seules les chauves-souris se montraient agressives en mordant parfois les Espagnols.

"Une certaine nuit que l'un d'entre eux, descendu à terre, dormait sur le sable, un monstre sorti de la mer le saisit par le milieu du corps, l'enleva malgré la présence de ses compagnons et sauta dans la mer avec sa proie, sans que ce malheureux qui poussait des cris pût être secouru."

    Le monstre marin n'est hélas pas décrit, mais ne semble pouvoir être autre chose qu'un poulpe, le seul gros animal marin, si l'on excepte les pinnipèdes (phoques et otaries), qui puisse s'aventurer à terre. Il devait être d'une force, et donc d'une taille, phénoménales, pour pouvoir ainsi emporter un homme adulte sur la plage. Quant à la localisation du drame, elle a toutes les chances de se situer dans une des Bahamas, qui furent parmi les première îles reconnues par Colomb.

    En 1872, l'American Naturalist, de Salem, fit état, sous le titre "a colossal octopus" (un poulpe colossal), d'une lettre d'un certain Mr. J. S. George, de Nassau (île de New Providence, Bahamas) :

"Elle mentionne un énorme poulpe de 10 pieds [3 m] de long, chaque bras mesurant 5 pieds [1,50 m] ; le poids fut estimé entre deux cents et trois cents livres [90 à 135 Kg]. Le monstre fut trouvé mort sur la plage, et portait des marques de blessure."

    Et Mr. George ajoutait cette remarque :

"Ceci est le premier spécimen que j'aie vu au cours de vingt-sept années de résidence aux Bahamas, mais la tradition veut qu'il y en ait ici de taille immense."

    Un dessin illustre ce bref article, mais il ne peut nous être d'aucun secours : ajouté par la rédaction du magazine, il s'agit en fait d'une espèce brésilienne n'ayant rien à voir avec le spécimen de Mr. George.
    Si la taille de ce poulpe (3 m de long) n'a rien de vraiment "colossal", son poids en revanche (90 à 135 Kg) est considérable. Le record officiel pour la Méditerranée est un poulpe commun (Octopus vulgaris) signalé par Vérany, mesurant aussi 3 m de long, mais qui ne pesait "que" 25 Kg. Rappelons aussi le poids de quelque 50 Kg, de spécimens considérés comme très gros du poulpe pointillé du Pacifique.
Cela donnerait à penser que l'estimation de Mr. George est des plus exagérées. Pourtant, un autre détail m'intrigue, la longueur relative des bras par rapport à la longueur totale de l'animal : 5 pieds pour 10 pieds (exactement la moitié), très inférieure à ce que l'on constate chez les espèces de grands poulpes (O. vulgaris et O. dofleini notamment), où les bras représentent les 4/5 ou les 5/6 de la longueur totale.
    Bernard Heuvelmans m'a suggéré dans une de ses lettres que, par "longueur", il fallait peut-être comprendre l'envergure du poulpe, autrement dit, il faudrait lire : "un poulpe de 10 pieds d'envergure, chaque bras mesurant 5 pieds", ce qui devient parfaitement logique. L'argument est de taille, si j'ose dire, et c'est une possibilité qu'on ne peut exclure a priori, mais il reste à expliquer le poids de l'animal. Je veux bien croire que l'estimation du poids faite par Mr. George est "pifométrique", mais de là à commettre une erreur du simple... au décuple ! Car si Heuvelmans a raison, le spécimen de Nassau, avec ses 3 m d'envergure, ne devait peser qu'une dizaine de Kg, et pas de 90 à 135 !
    Aussi, je me demande s'il n'est pas plus simple de supposer que les bras de ce poulpe devaient être mutilés : il est d'ailleurs précisé que l'animal, trouvé mort, "portait des traces de blessures". Cela aurait le mérite d'expliquer tant le poids considérable avance par Mr. George, que la curieuse proportion des bras par rapport au corps. Si tel est bien le cas, il est même possible de nous livrer à un petit calcul, sachant que ce poulpe mesurait, mutilé, 10 pieds de long, avec des moignons de bras de 5 pieds :
    Longueur tête plus corps = 10 - 5 = 5 pieds (1,50 m).
    Longueur totale = 5 ou 6 fois la longueur tête plus corps = 5 ou 6 x 5 = 25 ou 30 pieds (7,50 à 9 m).
    Longueur des bras = 4 ou 5 fois la longueur tête plus corps, ou encore longueur totale - longueur tête plus corps = 25 ou 30 - 5 = 20 à 25 pieds (6,10 à 7,60 m).
    Envergure = longueur des bras x 2 = 20 à 25 x 2 = 40 à 50 pieds (12,20 à 15,20 m).
    C'est là une envergure impressionnante, environ le triple de celle du poulpe pointillé du Pacifique nord. Si nous nous en tenons à l'estimation la plus timide, soit 12,20 m d'envergure, nous pouvons évaluer le poids de l'animal avant la perte de ses bras, sachant qu'un poulpe de 6,10 m d'envergure, soit exactement la moitié, pèserait dans les 50 Kg (c'est le cas du spécimen cité par les MacGinitie). Il est évident qu'un animal deux fois plus grand, s'il est identiquement proportionné, sera aussi deux fois plus large et deux fois plus épais ; au total, son volume, et par conséquent son poids, sera 23 = 8 fois plus élevé, il croît comme le cube de la longueur (ou de l'envergure). Dans notre cas, cela donne un poids de 50 x (12,20/6,10)3 = 50 x 8 = 400 Kg !
    En réalité, plus un animal grandit, plus sa silhouette tend à s'allonger, à s'étirer, de sorte que le poids serait un peu inférieur, l'ordre de grandeur (plusieurs centaines de Kg) restant cependant le même.
    En tout cas, ce calcul démontre que l'estimation de Mr. George sur l'animal mutilé, aux bras que je suppose incomplets non sans quelque raison -- 90 à 135 Kg -- est finalement très raisonnable. Bref, tout bien pesé (c'est le cas de le dire), le spécimen de Nassau ne serait pas un spécimen de poulpe commun aux proportions anormales, et/ou au poids très grandement exagéré, mais bel et bien une "pieuvre géante", en tout cas un énorme poulpe.
    Si l'on trouve mon raisonnement quelque peu tiré par les cheveux (ou par les tentacules), bien qu'il ait une grande valeur explicative, que penser de la remarque de M. George sur la tradition de poulpes "de taille immense" aux Bahamas ?

    Est-ce l'échouage du spécimen précédent ou cette tradition de poulpes géants aux Bahamas, qui frappa le plus les esprits, toujours est-il que l'information allait être reprise par nombre de spécialistes (mais sans l'ombre d'un commentaire), et notamment par le Dr. A. S. Packard Jr., dans le même magazine, l'American Naturalist de février 1873. Il en était d'ailleurs le rédacteur en chef, et c'est donc lui, en dernière analyse, qui avait donné le feu vert pour la publication de la lettre de Mr. George. A la fin d'un long article sur les calmars géants, qui venaient de faire depuis peu leur entrée la science officielle, il consacra quelques lignes aux poulpes géants, pour rappeler le témoignage précédent, mais aussi pour affirmer :

"Les rapports sur des espèces colossales de poulpes ne sont pas rares. On les trouve dans le milieu de l'Océan Indien, l'Atlantique et le Pacifique, et ils semblent aussi grands et beaucoup plus communs que les calmars à dix bras."

    Le Dr. Packard venait pourtant de mentionner, quelques lignes plus haut, un calmar géant échoué à Terre-Neuve, mesurant près de 7,60 m de long, sans compter les tentacules ! Un poulpe qui serait aussi grand (7,60 m de longueur totale) aurait une envergure de plus de 12 mètres !

    Il semblerait du reste que les rumeurs sur l'existence de poulpes géants aux Bahamas soient assez communes, voire de notoriété publique parmi les pêcheurs ou les gens en contact avec ces derniers. C'est ainsi que l'éditeur parisien André Balland me fit part, dans sa lettre du 27 octobre 1981, de telles rumeurs dont il eut vent lors d'un séjour aux Bahamas effectué en 1975 :

"Ces propos étaient tenus par des hôtelier ou des restaurateurs et ne peuvent constituer en aucun cas des témoignages ou des références valables.
"Le fait que des poulpes de dimension anormale se soient échoués sur certaines îles ne peut être contesté, mais je vous avoue mon incapacité à apporter des renseignements plus précis."

    Quelle que soit cette imprécision, ces rumeurs sont tout de même assez révélatrices. Et je laisse le lecteur libre d'apprécier ce qu'il faut comprendre par "des poulpes de dimension anormale" : n'était-ce d'ailleurs pas le cas de celui signalé par Mr. George un siècle plus tôt ? Des poulpes de "taille immense" de J. S. George aux poulpes de "dimension anormale" d'André Balland, on conviendra de la persistance de ces rumeurs dans les Caraïbes.

 

 

Où l'on reparle du Triangle des Bermudes

    On aura certainement remarqué que le trop fameux "Triangle des Bermudes" couvre la région fatidique qui nous intéresse : notamment les Bahamas (habitat supposé des poulpes géants), avec une pointe jusqu'en Floride (lieu de l'échouage de Saint-Augustine en1896) -- encore que les limites de cette "zone maudite" varient singulièrement suivant les auteurs (un vrai triangle à géométrie variable !).

    Bien sûr, on a écrit à peu près tout et n'importe quoi sur le Triangle des Bermudes, y compris hélas le naturaliste d'origine écossaise Ivan T. Sanderson, un des pionniers, avec Bernard Heuvelmans, de la recherche cryptozoologique. Maintes hypothèses rocambolesques ont été envisagées pour expliquer les nombreuses disparitions de bateaux et de quelques avions dans cette région : enlèvements par des Extraterrestres à bord de leurs "soucoupes volantes", invraisemblables contorsions de l'espace-temps, rescapés de l'Atlantide se livrant à la pêche aux navires pour Dieu sait quel but ésotérique, etc. En fait, le meilleur ouvrage sur la question reste pour moi celui de Lawrence David Kusche La solution du mystère (1976). En remontant systématiquement aux sources et en retrouvant tous les documents disponibles, d'ailleurs cités en bibliographie (la plupart des plumitifs vendeurs de mystère à bon marché, on le remarquera, ne citent jamais leurs sources...) -- Kusche a démontré que la plupart de ces disparitions ont eu lieu par forte tempête (et non par calme plat, comme on le répète à l'envi), et que l'on a toujours retrouvé tôt ou tard des restes du naufrage, ce qui enlève une bonne part de l'aura de mystère qui entoure cette affaire.
    Il est curieux que parmi les hypothèses plus ou moins farfelues qui ont été imaginées, on n'ait pas songé plus souvent aux monstres marins. A ma connaissance, seul le cas du Cyclops a fait l'objet d'une telle hypothèse. En mars 1918, ce navire américain de transport de charbon avait disparu entre La Barbade (Antilles) et Norfolk (Virginie). Une fois de plus, on avança quantité d'explications pour cette disparition, mais la plus étonnante fut assurément celle du magazine populaire Literary Digest, qui crut bon de suggérer que c'était peut-être un poulpe ou un calmar géant qui l'avait fait sombrer.
    Evidemment, il s'agit là d'une hypothèse complètement gratuite, ne reposant sur rien de tangible. D'abord, personne n'a jamais prétendu avoir vu un céphalopode ou tout autre monstre marin, attaquer le Cyclops -- en fait, on ne sait même pas avec précision où il a disparu. Ce qui plus est, dans le cas du Cyclops, les monstres marins sont vraiment les derniers auxquels on doive songer pour tenter d'expliquer sa disparition. Je veux bien croire en effet qu'un poulpe colossal puisse faire sombrer un petit bateau de pêche ou de plaisance, mais certainement pas le Cyclops, un navire de 542 pieds de long (165 m) pesant 19'000 tonnes, excusez du peu...

    Parcourant la littérature (indigeste !) sur le prétendu "Triangle du Diable" avec l'œil du cryptozoologue, dans l'espoir d'y trouver quelque information plus substantielle sur des monstres marins, et particulièrement des poulpes géants, j'ai pu tout de même découvrir quelques rapports moins extravagants, voire très intéressants, à verser au dossier.
    En France, le plus connu des auteurs sur le Triangle des Bermudes est hélas Charles Berlitz, dont les informations ne sont pas d'une grande fiabilité, et c'est un euphémisme. Dans son livre Without a trace (Sans trace) (1977), Berlitz cite plusieurs observations de monstres marins, dont la première mérite une mention toute spéciale : en 1968, au large de Great Isaac, un îlot à l'ouest des Bahamas, qui abrite un phare célèbre dans la région, un photographe sous-marin du nom de Bruce Mounier aurait observé lors d'une plongée ce qu'il qualifie d'"abominable homme des neiges sous-marin" !

"Nous étions au sud du phare de Great Isaac, près de la fosse. Je regardais le fond, tout en étant remorqué par un câble tiré par un bateau de 30 pieds [9 m], spécialement construit pour la plongée et le travail de remorquage. Je pouvais voir le fond sablonneux à 35 ou 40 pieds [10 ou 12 m]. J'étais à une profondeur suffisante pour voir en avant du bateau, et une sorte de tortue ronde ou de gros poisson -- environ 200 livres [90 Kg] -- devint visible, et je descendis pour mieux le voir. Il se tourna et me regarda avec une tête saillante, un cou beaucoup plus long que celui d'une tortue -- quatre fois ou plus la longueur d'un cou humain. Il fit tourner son cou comme un serpent, pendant qu'il me regardait. Les yeux étaient comme ceux d'un être humain, mais plus grands. Cela ressemblait à une face de singe avec des yeux spécialement adaptés à la vision sous-marine. Quand il m'eut assez vu, il s'éloigna en utilisant une forme de propulsion qui venait de dessous."

    Ce monstre surréaliste, mi-primate, mi-reptile, ne peut vraiment pas être pris au sérieux. Le plus ahurissant, dans ce témoignage à dormir debout, est certainement le mode de propulsion localisé sous le corps ! C'est par de tels détails anatomiquement et physiologiquement invraisemblables que les mystificateurs signent leurs canulars, et finissent ainsi par se trahir et se perdre : à trop vouloir en rajouter et en "mettre plein la vue", ils commettent tôt ou tard des erreurs fatales. J'aurais laissé volontiers de côté le Yéti aquatique de Bruce Mounier (qui observa aussi des OVNI sous-marins, ce qui semble démontrer sa mythomanie), qui nous éloigne des poulpes géants, si Berlitz n'avait pas ajouté :

"Selon Mounier, la créature se dirigea alors vers une grotte, sans doute une heureuse circonstance pour Mounier, à la lumière d'une légende bahaméenne concernant un tel monstre, appelé le "luska", avec une face comme celle d'un animal et un cou de serpent, qui vit dans les cavernes sous-marines et se nourrit de plongeurs."

    On aura remarqué que Berlitz fait allusion au lusca sous le nom de luska, à la prononciation identique. En fait, comme il me l'a écrit lui-même, il doit ses informations sur les monstres marins au Dr. J. Manson Valentine, en les déformant quelque peu. Voici en effet ce que m'écrivait ce dernier dans sa lettre du 11 avril 1982 :

"Les Africains d'Andros reconnaissent au moins trois formes d'esprits qui peuvent exercer différents pouvoirs magiques sur les humains : 1) les chicksaunies [sic], petit peuple qui vit dans les arbres ; 2) les whahoos qui sont des troncs d'arbres ou des nids de termites le jour et des fantômes la nuit ; et 3) les luscas qui vivent dans des grottes sous-marines mais qui émergent la nuit pour faire leur sale boulot. Je doute qu'un seul de ces êtres soit représenté par un animal réel, bien que je puisse faire erreur pour le lusca."

    Je me range à l'avis du Dr. Valentine, au moins pour les deux premiers êtres, encore qu'il y aurait beaucoup à dire là dessus.
    A propos des chicksaunies, je dois à la vérité de dire que le Dr. Valentine écrit "comme un chat", et c'est ce que j'ai cru lire. En fait, il faut écrire chickcharnies : de nombreuses barques de pêche portent ce nom, et il y a même un Chickcharnie Hotel à Andros. Ces farfadets des Bahamas aux pouvoirs magiques font évidemment penser aux lutins, kobolds, korrigans et autres leprachauns de notre folklore médiéval européen. Mais en fait ce genre d'histoire sur un "petit peuple" se retrouve dans toute l'Afrique occidentale (n'oublions pas que les Noirs d'Andros sont des descendants d'esclaves africains), et il provient certainement du souvenir de la présence récente de populations de petite taille (on lira à ce sujet le livre de Bernard Heuvelmans Les bêtes humaines d'Afrique, Plon, 1980).
    En ce qui concerne les whahoos, nés de la peur de la nuit, je me demande s'il ne s'agit pas une déformation de yayhoos, des créatures mythiques des Bahamas mentionnés par John Gardiner (1886) : ils sont décrits comme des êtres humanoïdes et velues, marchant en bandes et conduits par le plus grand d'entre eux. Voilà qui évoque diablement le gorille africain, dont le souvenir se perpétue par tradition ; curieusement, les habitants d'Andros ont adopté un nom "colonial" pour leur légendaire "homme-singe", puisque le nom très voisin de yahoo a été inventé par Jonathan Swift, dans les fameuses aventures de Gulliver, pour désigner une peuplade sauvage et velue rencontrée par son héros. Il est possible que Swift se soit inspiré des Bushmen d'Afrique australe pour cet épisode, mais ce qui est certain, c'est qu'à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles, ce mot allait désigner dans le langage populaire les singes anthropoïdes. Chose amusante, le même phénomène d'acculturation s'est produit en Australie, où les aborigènes utilisent entre autres ce même nom de yahoo pour désigner l'Homme Sauvage et Velu du nord-est australien (encore une autre "affaire" cryptozoologique !).

    Quant au lusca, le Dr. Valentine ne fait nullement état d'une face de primate. Il apparaît en fait que Berlitz a rapproché sans raison le "témoignage" de Bruce Mounier et la tradition du "luska". Notons tout de même à nouveau un habitat de grottes et la réputation faite au monstre. Il se peut enfin que le "cou de serpent" dont Berlitz affuble le "luska" fasse allusion aux bras du poulpe : depuis Homère, avec Scylla, jusqu'à Rieseberg l'intrépide, cette assimilation est universelle et intemporelle.

    Pour être complet, je dois mentionner un curieux passage du livre de Jean Prachan Le triangle des Bermudes (1978). Faisant allusion à des anomalies radio au large de la Floride, il précise :

"Il est d'ailleurs intéressant de constater, à cet égard, que les indigènes des Bahamas parlent depuis des siècles de démons et de monstres habitant au fond des eaux. "Si vous vous y risquez, disent-ils, vous n'en reviendrez jamais. De Lucsa vous entraînera dans son antre et vous y resterez pour toujours...". De Lucsa serait-il le nom mythologique donné à ces mystérieux opérateurs radio du fond des mers ?"

    Voilà encore une théorie extravagante ! Notons pour la petite histoire que les ondes radio ne se propagent pas sous l'eau... De Lucsa est évidemment la forme pidgin english de "the lucsa" (le lucsa), mot très peu différent de lusca utilisé à Andros. On retrouve d'ailleurs une semblable tradition ailleurs qu'à Andros : dans un article publié dans Saga en juillet 1973 et consacré aux plongées dans les blue holes des Bahamas, l'Américain Bob Wallace rapporte une tradition sur "de lucsa", monstre vivant au fond d'un blue hole au large de l'île d'Eleuthera. Si Wallace n'y vit pas le lucsa (alias lusca), il put y observer en guise de monstres marins des langoustes de 4 pieds de long (1,20 m), ce qui n'est pas sans importance pour notre propos, mais n'anticipons pas...

    Charles Berlitz cite un autre rapport, qu'il tient en fait du Dr. J. Manson Valentine, dû à un pêcheur de requins à la retraite, le capitaine Joë Talley. Il a pour théâtre les Caicos, au sud-est des Bahamas, à la géologie identique (on y trouve grottes sous-marines calcaires et blue holes comme à Andros notamment). Ecoutons donc le capitaine Talley :

"Nous voulions poser des lignes dans les eaux profondes de la fosse, à Caicos. Mais les gars ne voulurent pas rester après le coucher du soleil. Ils disaient que des bateaux étaient attirés vers le fond par des calmars géants ou quelque chose comme ça. Les bateaux sont petits, environ 25 pieds [7,50 m] de long, et une grosse bête peut très facilement grimper à bord. Ils disaient que peu de temps auparavant, un calmar géant avait posé un tentacule sur le plat-bord d'un bateau et avait grimpé à bord. Les gars avaient sauté à l'eau et le bateau était parti à la dérive."

    Le rapport m'a été confirmé par le Dr. Valentine. Mais ici encore, s'agit-il vraiment de calmars géants ? "Des calmars géants ou quelque chose comme ça", dit le capitaine Talley, ce qui peut désigner n'importe quel céphalopode de grande taille, y compris un octopode.
    D'ailleurs, le comportement prêté à l'un de ces mollusques me semble devoir s'appliquer à un poulpe beaucoup mieux qu'à un calmar. Les poulpes sont en effet passés maîtres dans l'art de se glisser à peu près partout : déformant et étirant leur corps de manière surprenante, ils arrivent à se glisser au travers de trous particulièrement étroits, à se blottir dans des récipients, comme des amphores ou des "pots à poulpes" (ou gargoulettes) que les pêcheurs utilisent toujours traditionnellement en Méditerranée ; ou encore, ils peuvent escalader littéralement les parois de l'aquarium où l'on croyait pouvoir les retenir, et fausser compagnie à leurs gardiens... Un calmar, au contraire, serait bien en peine d'effectuer de tels exploits de contorsionniste, du fait de la rigidité de son corps : sa "plume", cette sorte de structure squelettique interne, le lui interdit. Avec son corps fusiforme bâti pour la nage et non pour la reptation, à l'inverse du poulpe, il est même incapable de regagner la mer lorsqu'il a été jeté sur une plage. Il est donc très vraisemblable que cet incident soit à mettre au compte d'un poulpe colossal, seul capable de grimper à bord du bateau de pêche.

    Pierre Affre, ancien vétérinaire devenu journaliste spécialisé dans la pêche au gros au Chasseur Français, a eu vent de semblables histoires de poulpes géants lors d'un séjour aux Caicos au début des années 1980. Lors d’un long entretien que nous avons eu le 31 décembre 1995, il m’a confié que les pêcheurs locaux craignaient ces créatures, également appelées Him of the hands ("celui aux mains") ou Him of the hairy hands ("celui aux mains velues") comme à Andros. Et dans le livre qu’il a consacré avec Eric Joly à la cryptozoologie -- et surtout aux cryptozoologues (dont votre serviteur) -- Les monstres sont vivants (1995), Pierre Affre soulignait que les indigènes redoutaient de s'aventurer la nuit dans leurs embarcations, par peur de ces monstres :

"Sur l’île de South Caicos, [...] pour rien au monde, les pêcheurs locaux ne vous conduiraient, la nuit, sur les flats [hauts-fonds]. Ce sont pourtant de rudes gaillards, qui n’ont pas peur de grand-chose. Noirs comme l’ébène, taillés en athlètes, beaucoup ont fait du body-building dans les prisons de Floride [...]. Ils plongent toute la journée en apnée pour ramener langoustes et conques, qui grouillent sur les fonds entourant l’île. Quand l’occasion se présente, ils louent leurs petits bateaux et leurs services à un touriste de passage qui désire pêcher le bonefish ou le barracuda. Mais jamais vous ne les ferez sortir la nuit. "Him of the hands" rôde...
"Dans toute cette région des Bahamas, très fréquentée par les pêcheurs de tout-gros américains, les récits de grands poissons combattus depuis plusieurs heures et soudainement arrachés à la ligne abondent. Les cas d’attaque par les requins d’un poisson qui se débat au bout d’une ligne sont connus et entraînent des mutilations que tous les guides de pêche savent reconnaître. La plupart du temps d’ailleurs les assaillants sont bien visibles. Mais certaines fois, et cela se passe toujours quand le poisson combattu a sondé profondément, la ligne soudain se bloque, plus rien ne bouge et pendant un certain temps le pêcheur ressent simplement sur la canne le poids d’une masse énorme qui oscille sur le fond. Dans tous les cas, les lignes, si solides soient-elles, ont été cassées après quelques minutes. Le type même de l’attaque, le fait qu’elle ait toujours lieu sur le fond ou à proximité de celui-ci, la lourde immobilité de l’assaillant plaident évidemment pour un énorme prédateur benthique de type poulpe."

    Voilà qui rappelle à nouveau les incidents de Bimini.

 

 

Les "blobs" des Bermudes

    On doit à l'écrivain américain Richard Winer un autre ouvrage sur le triangle des Bermudes, The Devil's triangle (le triangle du Diable) (1974), beaucoup plus raisonnable que les élucubrations de Berlitz. Effectuant en novembre 1969 des prises de vues sous-marines au large des Bermudes, au-dessus de fonds de plus de 1200 mètres, Winer aperçut un spectacle étrange :

"Je ne saurais dire à quelle profondeur se trouvait la chose, ni quelle pouvait être sa taille. Peut-être une centaine de pieds [30 m] au-dessous de nous, peut-être à cent cinquante [45 m]. La chose pouvait avoir une centaine de pieds [30 m] de longueur, ou 75 [23 m] seulement, mais pas moins de 50 pieds [15 m] de diamètre. Elle était parfaitement circulaire, et d'une couleur violette assez foncée. Lentement, elle avançait vers nous. Sa paroi montrait une sorte de pulsation, mais l'eau restait absolument immobile [...]."

    Gary Mangiacopra obtint quelques précisions de la part de Winer, en particulier celui-ci effectua un dessin de la "chose" qu'il avait observée (figure 1).


Figure 1 : la "méduse" géante de Richard Winer
(tiré de Mangiacopra, Of Sea and Shore, 1976).

    Un plongeur accompagnant Winer estimait que ce pouvait être une pieuvre géante, mais Winer n'en était pas du tout convaincu. Remarquons du reste que ce témoignage se situe en pleine mer, au-dessus de fonds de 1200 m, ce qui n'est pas en faveur d'un poulpe, un animal fondamentalement benthique (c'est le cas de le dire).
    Quelques années plus tard, ayant vu aux îles Marshall des méduses de quelque 15 cm de diamètre, et ayant été frappé par la similitude de mouvements, Winer estima qu'il avait dû rencontrer une méduse géante au large des Bermudes.
    Dans un premier temps, ne disposant sur ce témoignage que d'informations fragmentaires citées dans un autre ouvrage, je m'étais demandé si les 15 mètres de diamètre ne s'appliquaient pas aux filaments urticants d'une méduse. La description résumée et tronquée que je possédais me faisait en effet penser à la physalie ou caravelle portugaise (Physalia), dont le dôme ou flotteur violet porte des filaments pêcheurs pouvant atteindre une dizaine de mètres de long : avec un peu de mauvaise foi, on pourrait dire qu'elle peut mesurer 20 m de diamètre, tous tentacules déployés en rayons (une attitude d'ailleurs impossible chez un spécimen vivant).
    Mais ayant lu enfin le rapport de Winer, je dus changer d'avis : il s'agit bien, si nous nous en tenons à l'hypothèse d'une méduse, du seul dôme qui atteint 15 m de diamètre ! C'est là une taille effrayante : la plus grosse méduse connue est la cyanée chevelue (Cyanea capillata), dont le flotteur peut atteindre 3 m de diamètre. Un spécimen de cette espèce, échoué sur la côte du Massachusetts et décrit par le Pr. Agassiz en 1865, possédait des filaments pêcheurs de 40 m de long : c'est impressionnant, mais nous sommes encore très loin du compte...
    Est-ce à dire que Winer a réellement observé une méduse de dimensions titanesques ? Gary Mangiacopra ne semble y voir aucune objection théorique, et je suis d'accord avec lui sur ce point : dans les mers, tous les groupes zoologiques ont engendré des formes géantes, avec l'aide de la poussée d'Archimède, depuis les cétacés jusqu'aux céphalopodes, en passant par les poissons (régalecs, grands requins, etc.), les crustacés (dont le crabe à échasses du Japon), les vers némertiens (le Lineus longissimus qui peut atteindre 50 m de long), etc.
    Toutefois, on doit relever que les conditions d'observation étaient loin d'être idéales. Winer écrit que c'était en fin d'après-midi, et que la mer était agitée. Par conséquent, la pénétration des rayons lumineux dans la mer se faisait sous un angle d'incidence très oblique (l'éclairement étant maximum à midi solaire), et au surplus très affaiblie par l'état de la mer. Quand on sait que dans les meilleures conditions d'ensoleillement et de limpidité de l'eau, la visibilité horizontale n'excède pas une quarantaine de mètres, on ne peut qu'émettre des doutes sur la justesse des estimations de taille avancées par Winer.
    Circonstance aggravante, l'animal venait des profondeurs, donc d'une zone encore plus sombre, et il était violet, une couleur située à la limite du spectre visible et de la sensibilité de l'œil -- ou peut-être paraissait-il seulement violet, du fait de l'absorption rapide des longueurs d'onde élevées (rouge, orange, jaune) dans l'eau. On notera aussi que le peu de lumière disponible ne pouvait même pas être réfléchi par le fond marin, situé 1200 m plus bas.
    Bref, pour parler clairement, si j'ose dire, on ne devait pas y voir grand chose ! Dans ces conditions, et en l'absence de tout point de repère, les dimensions données par Winer me semblent très hasardeuses. Notons d'ailleurs que ce dernier est assez imprécis, et donne des fourchettes très larges.
    Et même, s'agissait-il d'une méduse ? Winer ne parle que d'un mouvement de pulsation. Certes, c'est le cas de nombreuses méduses, qui filtrent ainsi au passage les animalcules du plancton. Mais on pourrait aussi bien songer à un banc de poissons nageant en formation très serrée. Au large du Yucatan, le commandant Cousteau a filmé un tel banc, à très faible profondeur, long de 50 m, large de 3 et épais de 2. Dans ce cas, il s'agissait de "grogneurs blancs" (Haemulon parra), un véritable amas vivant aux contours mouvants, imprécis. Cette formation en banc extraordinairement dense, où les mouvements de chaque individu sont synchronisés de façon parfaite avec l'ensemble, a peut-être pour but d'impressionner les prédateurs. En tout cas, lorsque j'ai regardé ce téléfilm de Cousteau, et notamment une vue aérienne de ce curieux comportement, je n'ai pu m'empêcher de penser au témoignage de Winer : qui sait s'il n'a pas observé ce genre de phénomène ?
    Notons toutefois qu'une pulsation semblable à celle d'une méduse se retrouve chez certains poulpes ciliés abyssaux.

    En 1984, des incidents survenus dans les parages des Bermudes apportèrent de nouveaux indices relatifs à la présence de poulpes géants dans cette région. Cela a été publié dans le numéro d'automne 1985 d'ISC Newsletter, un fascicule de l'International Society of Cryptozoology, et indépendamment, par Michael Bright, à la même époque, dans la revue anglaise BBC Wildlife.
Le principal acteur de cette série d'incidents est John P. "Sean" Ingham, propriétaire d'une entreprise de pêcheries aux Bermudes, spécialisée dans la pêche à grande profondeur. En 1984, il remonta ainsi, de plusieurs centaines de mètres de profondeur, de gros spécimens de crevettes et de crabes : les crevettes mesuraient près d'un pied (30 cm) de long, et les crabes, du genre Geryon, 2 pieds (60 cm) d'envergure, pinces écartées.
    Le 29 août 1984, John Ingham pêchait ces crabes à bord de son bateau de 50 pieds (15 m), le Trilogy, à une cinquantaine de Km au large de l'archipel. Ce jour-là, il perdit une nasse (2,4 x 2,4 x 1,4 m) qu'il avait immergée par quelque 900 m de fond, à la suite d'une traction considérable exercée sur le câble.
    Le 03 septembre, une autre nasse un peu plus petite fut également perdue : remontée d'une profondeur de 900 m, elle fut tirée soudain à mi-chemin. Le câble sauta du treuil et fila en sens inverse à 45 Km/h ! Ingham parvint à réengager le câble, à remonter la nasse de quelque mètres, mais il y eut une série de secousses, et le fil cassa sous une tension de plusieurs centaines de Kg. Cet incident survint à quelques centaines de mètres du précédent, suggérant que le même animal, ou en tout cas un animal semblable, en était responsable.
    C'est le Dr. Bennie A. Rohr, biologiste des National Marine Fisheries à Pascagoula (Mississippi), à qui John Ingham raconta ces péripéties, qui suggéra le premier que ces incidents pouvaient être l'œuvre d'un poulpe géant. Il supposait qu'un tel animal avait profité de l'aubaine de la présence d'un stock de crabes pour se nourrir à peu de frais. Cette hypothèse fut d'ailleurs reprise par Forrest G. Wood, qui voyait là une nouvelle preuve de l'existence de l'Octopus giganteus.
    Avant que se produisent ces pertes onéreuses (une nasse coûte des milliers de dollars !), Ingham avait remarqué, à la remontée des nasses, qu'elles étaient parfois endommagées. Initialement, il pensa que ces dégâts avaient été causés par le remorquage sur le fond avec un lourd chargement de crabes. Pourtant, les nasses étaient renforcées de tringles d'acier de près d'un cm d'épaisseur, et de planches en poivrier de 5 cm, dont Ingham remarqua qu'elles avaient été entaillées et brisées. Aussi en vint-il à supposer qu'un gros animal était responsable de ces dégâts, et la perte consécutive de deux nasses acheva de le convaincre.
    Le 16 septembre 1984, il mit en œuvre une nasse plus petite, par 480 brasses (880 m) de fond. A nouveau, il fut impossible de la remonter. Tout en maintenant la tension sur le câble, Ingham vérifia le chromoscope (une sorte de sonar), qui révéla "une forme pyramidale d'approximativement 50 pieds [15 m] de haut". Au bout de 20 minutes, il sentit que le bateau bougeait, impression confirmée par le Loran (système de navigation par inertie) : à une vitesse de 1 nœud (près de 2 Km/h), il fit quelques centaines de mètres, avec de brusques changements de direction. Finalement, le câble devint mou, et il fut possible de remonter la nasse. Elle était légèrement courbée d'un côté, mais le sommet était enfoncé vers l'intérieur, comme si une forte pression y avait été appliquée.
    Roy Mackal, à qui nous devons l'analyse des acides aminés du monstre de Floride, essaya d'intéresser à cette histoire le prestigieux magazine National Geographic, qui possédait en effet un bateau aux Bermudes, avec un équipement de caméras vidéo sous-marines, et à son bord un spécialiste des requins, le Dr. Eugenie Clark. Celle-ci est de plus membre de l'International Society of Cryptozoology, dont Mackal est le vice-président, et fait partie du comité de rédaction de Cryptozoology, le journal de la société. Hélas, le matériel vidéo avait été perdu lors d'opérations précédentes : une occasion exceptionnelle de filmer un poulpe géant a sans doute été perdue. Je ne vois pas en effet de quoi il pourrait s'agir, sinon d'un poulpe titanesque : un très gros animal, à en juger par sa force comme par l'image sur l'oscilloscope cathodique du sonar, apparemment friand de crabes Geryon, et vivant sur le fond comme ces derniers -- presque une signature.
    La créature se manifesta d'ailleurs encore en 1985, dans les mêmes parages et toujours par 900 m de fond, en tirant à nouveau sur le câble d'une nasse du Trilogy. Cette fois, Ingham put la remonter :

"Comme la nasse approchait la surface, il put voir une grande masse la couvrant. Il lui sembla que c'était un très grand céphalopode avec ce qu'il décrit comme des tentacules enveloppant la nasse.
"Il essaya de l'accrocher mais la gaffe traversa le tissu, et le déchira de sorte que les morceaux tombèrent. Quand il fut juste sorti de l'eau, il commença à mettre en pièces les mailles de la nasse. Finalement, il peut récupérer un morceau relativement petit dans un seau. Tout le reste tomba à l'eau."

    Ingham était sûr qu'il s'agissait d'un poulpe abyssal, dont il estimait l'envergure à quelque 30 pieds (9 m). Le Dr. Brian Luckhurst, doyen des officiers des pêcheries des Bermudes, photographia ce "petit" morceau, qui pesait tout de même 49 livres (22 Kg), et le conserva au congélateur. Les photos furent envoyées à la Smithsonian Institution à Washington, où l'on fut incapable de dire de quoi il s'agissait.
    Quant à John Ingham, il est parti au Bélize, en Amérique centrale, où il espère renouveler sa pêche au monstre marin.

    Les mésaventures de John Ingham eurent une suite inattendue. Tous les ingrédients de l'aventure semblaient réunis pour une expédition au poulpe géant : Jules Verne, Peter Benchley (l'auteur de Jaws, ou Les dents de la mer), et même le Triangle des Bermudes...
    James Plaskett, grand maître d'échecs britannique, avait lu l'ouvrage de John Fairley et Simon Welfare, Arthur C. Clarke's chronicles of the strange and the mysterious, où quelques pages sont consacrées aux incidents de 1984, ce qui l'incita à monter une expédition. Disons le tout de suite, Plaskett n'a rien filmé ni observé, mais il était bien présomptueux de croire pouvoir filmer aussi facilement un animal (en admettant qu'il existe) dont on ignore presque toute la biologie. Du reste, les tentatives de filmer des calmars géants du genre Architeuthis au large de la Nouvelle-Zélande (où ont eu lieu des échouages ou des captures dans des filets), organisées par Clyde Roper, un spécialiste de ce céphalopode à la Smithsonian Institution, ont été à ce jour infructueuses.
    Ajoutons que Plaskett ignore visiblement la documentation relative au problème du poulpe colossal : la lecture de Jules Verne, Arthur C. Clarke et Peter Benchley, voilà qui n'est peut-être pas suffisant pour monter une expédition cryptozoologique...

    En mai 1988, le cadavre d'un gros animal marin non-identifié fut découvert sur une plage de Mangrove Bay, aux Bermudes, par Teddy Tucker, pêcheur et plongeur. Cette masse de tissu organique était longue d'environ 8 pieds (2,40 m), et d'une consistance caoutchouteuse, ce qui ne peut que nous rappeler le monstre de Floride (figure 2). Elle était inodore, sans ouverture visible, et aussi dure à entamer avec un couteau qu'un pneu.


Figure 2 : le "blob" des Bermudes photographié par Teddy Tucker
(archives International Society of Cryptozoology).

    Mr. Tucker put prélever un morceau du cadavre, qu'il conserva dans du formol. Il écrivit au Dr. Eugenie Clark, dont nous avons parlé à propos des incidents du Trilogy, qui en montra des photos à diverses autorités : Roy Mackal, Forrest G. Wood, Clyde Roper (spécialiste des céphalopodes à la Smithsonian Institution), et James Mead (spécialiste de mammalogie marine de la même institution), qui furent incapables de l'identifier. Ce dernier exclua que ce morceau de tissus pût provenir d'un cétacé, du fait qu'il n'avait pas d'odeur.
    Les examens au microscope, faits par Jeffrey K. Taubenberger, du département de pathologie de l'U. S. National Institute of Health, à Bethesba (Maryland) ne montraient aucune structure cellulaire, et il émit l'hypothèse que le matériau des échantillons était du collagène. Cela fut confirmé par un examen au microscope électronique effectué par Tim Maugel, du département de zoologie de l'Université du Maryland à College Park : les photos montraient les fibres de collagène en couches se croisant à angles droits, comme on les trouve notamment dans la peau.
    Le Dr. Sidney K. Pierce, spécialiste en physiologie des invertébrés marins du même département, fit une analyse des acides aminés. Sa conclusion, publiée dans le Biological Bulletin en 1995, est des plus déconcertantes : le "blob des Bermudes", comme on l'a surnommé, provient d'un vertébré poïkilotherme, c'est-à-dire un vertébré à sang froid, bien que le Dr. Pierce suspecte que la composition en acides aminés ait pu être altérée par la conservation dans du formol.
    Un vertébré à sang froid, voilà qui me laisse perplexe. Aucun poisson ou reptile connu ne possède une peau assez épaisse pour posséder une telle masse de collagène. En fait, comme je l'ai dit à propos du monstre de Floride, les différences entre les divers collagènes sont trop faibles pour qu'on puisse être aussi précis, surtout avec le problème de l'altération dûe au formol.

 

Cuba, si ?

    Quittons le Triangle des Bermudes pour en venir à des témoignages recueillis dans les années 1950 auprès des pêcheurs du nord-est de Cuba, peu avant le triomphe de la révolution castriste. Dans son ouvrage Les requins se pêchent la nuit (1957), François Poli signale des incidents survenus de nuit, qui ne sont pas sans rappeler ceux de 1964 au large de Bimini : les lignes des pêcheurs furent arrachées par un énorme animal marin, qui causa un émoi légitime parmi ces derniers.
    Delacour, un pêcheur espagnol établi à Cuba, avait notamment posé des lignes, longues de 100 m, sous des bouées métalliques creuses faisant office de flotteurs.
    Les trois bouées furent englouties sous une traction particulièrement puissante, qui l'obligea à couper le filin pour éviter de chavirer. Delacour chercha les flotteurs à la lueur d'un projecteur, mais il ne les retrouva que deux jours plus tard, littéralement aplatis comme des crèpes par la pression.

"Deux lignes sur six y étaient encore accrochées, intactes. Une troisième avait été coupée à un mètre environ de l'hameçon, et d'une manière qui, plus que tout le reste, nous intrigua. Ce n'était pas une rupture nette, de celles qui se produisent sous l'effet d'une traction trop brutale ou d'un coup de dents : le filin semblait avoir été limé ; son extrémité s'effilochait sous les doigts."

    Aucun requin ne pouvait être responsable de ce type de dommages, et cette histoire incita la presse locale à mener l'enquête. C'est ainsi que le quotidien de La Havane El Diario Nacional publia à la une un article sur le monstre marin qui semait la terreur à la pêcherie d'El Suerto.
    Un des pêcheurs suggéra qu'il pouvait s'agir d'une pieuvre géante, mais un autre, nommé Sanchez, n'était pas de cet avis :

"Il ajouta qu'il avait déjà eu l'occasion de ramener de grosses pieuvres au bout de ses lignes ; un jour, il en avait accroché une dont les tentacules mesuraient "au moins quatre mètres" et il avait eu toutes les peines du monde à s'en débarrasser, ayant compris qu'il n'avait aucune chance de tuer un pareil monstre et de le hisser à bord sans faire chavirer son embarcation."

    Ce poulpe avait donc "au moins" 8 m d'envergure, une taille déjà respectable, supérieure à celle officiellement admise pour le poulpe pointillé, et près de deux fois celle des plus grands poulpes communs. Le poids d'une telle créature devant dépasser les 100 Kg (voire plusieurs centaines de Kg si les bras atteignaient 5 ou 6 m), on comprend que le brave Sanchez y ait regardé à deux fois avant de la hisser à bord.
    Mais ceci n'est encore rien, car François Poli entendit des "histoires insensées", racontées par ces pêcheurs, le soir à la veillée, autour d'une bouteille de rhum blanc :

"Ils parlaient des pieuvres gigantesques de la mer Caraïbe, dont l'envergure pouvait atteindre une quinzaine de mètres, capables d'entraîner des embarcations de six mètres dans les profondeurs, et même de saisir délicatement un pêcheur dans un de leurs tentacules et de le noyer. Ces monstres ne montaient jamais à la surface, disaient-ils, excepté certaines nuits de pleine lune où ils flottaient pendant quelques minutes dans l'obscurité, leurs yeux phosphorescents posés au ras de l'eau. Ces pieuvres se déplaçaient à la vitesse du requin, attaquaient tout ce qui passait à la portée de leurs tentacules et ne craignaient qu'un ennemi : le cachalot. Ils citaient encore le cas de cachalots capturés qui portaient encore sur le corps les traces de ventouses larges comme des plaques de sens interdit."

    Ces histoires des pêcheurs, moins insensées que ne le dit François Poli, demandent quelques éclaircissements. L'envergure de 15 m, l'attaque d'embarcations et de leurs occupants, ne peuvent que nous rappeler les rapports des Bahamas, notamment sur le lusca d'Andros, ainsi que celui du capitaine Joë Talley à Caicos.
    La mention des yeux phosphorescents peut sembler a priori plus troublante, et plus encore le fait de venir près de la surface les nuits de pleine lune : ce dernier détail fait effectivement un peu trop penser aux loups-garous des superstitions médiévales, et autres fadaises sur "l'assassin de la pleine lune", mais on aurait tort de le rejeter comme une affabulation. C'est en effet la sixième fois que nous entendons parler d'une activité nocturne prêtée au poulpe colossal : outre le cas présent, il y a d'abord le monstre marin non-identifié ayant enlevé "une certaine nuit" un conquistador espagnol vers 1500. Il y a ensuite le rapport de Burton Clark, sur les incidents de Bimini en 1964, disant : "il en est qui affirment avoir pris à l'hameçon cette créature, habituellement de nuit". Le Dr. J. Manson Valentine, parlant du lusca d'Andros, m'écrivait pour sa part : "il émerge la nuit pour faire son sale boulot". Enfin, le capitaine Joë Talley faisait état de la peur des indigènes de Caicos d'utiliser leurs embarcations "après le coucher du soleil", par crainte d'être attaqués par des céphalopodes géants, information confirmée par Pierre Affre. Que ce trait ait été rapporté de manière indépendante par 6 auteurs devrait donner à réfléchir.
    Il est fort probable que ces mœurs nocturnes soient liées à la quête de nourriture. On sait que le plancton végétal (ou phytoplancton) descend durant le jour et remonte la nuit, suivant l'ensoleillement puisqu'il dépend en définitive du soleil pour la photosynthèse. Dans son sillage, il entraîne le plancton animal (ou zooplancton), qui se nourrit de phytoplancton, et de proche en proche beaucoup d'animaux qui s'en nourrissent à leur tour ou s'entredévorent, bref une grande partie de ce que l'on nomme la chaîne alimentaire suit ces mouvements ascensionnels quotidiens : rien d'étonnant dès lors à ce que ces pieuvres géantes fassent de même si leur nourriture se compose justement d'êtres vivants liés à ce genre de migrations verticales.
    Une autre explication qui vient à l'esprit, à propos des sorties par nuit de pleine lune, est le fait qu'à cette occasion les marées sont plus fortes, ce qui doit avoir forcément une influence sur le régime des courants dans les cavernes englouties et autres blue holes de la région, et inciter peut-être leurs habitants à rechercher des eaux moins turbulentes, donc à sortir de leur repaire et venir en surface.

    Les "yeux phosphorescents" sont évidemment liés à cette activité nocturne, mais peut-être s'agit-il en fait de cellules luminescentes, ou photophores. Le phénomène de bioluminescence est très commun dans les océans, où il concerne presque tous les groupes d'invertébrés (et même quelques poissons), y compris les céphalopodes. Il est vrai que si nombre de calmars présentent ce phénomène (une espèce a d'ailleurs reçu le nom évocateur de Lycoteuthis diadema), on ne connaît pas de cas chez les poulpes. Il faut mentionner toutefois la présence d'organes bioluminescents chez Vampyroteuthis infernalis, le seul représentant actuel de l'ordre des vampyromorphes, qui ne sont ni des poulpes, ni des calmars, mais tiennent un peu des deux. Si donc des décapodes et des vampyromorphes sont bioluminescents, pourquoi pas des octopodes également ? Du reste, le célèbre naturaliste Charles Darwin, dans sa relation de voyage du Beagle, a raconté qu'ayant capturé un poulpe et l'ayant gardé quelques jours à bord, il remarqua qu'il émettait une légère phosphorescence dans l'obscurité : venant d'un scientifique aussi éminent, ce témoignage peut difficilement être récusé.
    En fait, alors que sur la centaine de genres connus de décapodes, environ les deux-tiers possèdent des espèces bioluminescentes, seulement 2 genres sur 43 d'octopodes semblaient présenter une bioluminescence très discrète au niveau de la gueule et de la base des bras : Japatella et Eledonella, et encore ne concernait-elle que les femelles en gestation.
    Ces dernières années, toutefois, la présence d'organes bioluminescents sur les bras de plusieurs espèces de poulpes abyssaux était fortement soupçonnée par des biologistes américains, sur la base d'études histologiques ainsi que de documents vidéo pris lors de plongées profondes avec des sous-marins de poche. Les poulpes en question appartiennent aux genres Cirroteuthis, Cirrauthauma, Grimpoteuthis, etc. : chose très intéressante, ce sont tous des octopodes cirrates. C'est également le cas du Stauroteuthis syrtensis, dont les ventouses émettent une lumière bleu-vert, comme Sönke Johnsen et ses collègues ont pu l'établir définitivement en 1998 sur un spécimen vivant étudié en aquarium après capture par le sous-marin Edwin Link .
    Il se peut que l'animal utilise ces organes bioluminescents comme leurre de chasse (une sorte de miroir aux alouettes) pour attirer poissons ou crustacés. Ils doivent aussi, secondairement et de façon plus prosaïque, lui servir d'éclairage intermittent dans les ténèbres permanentes des abysses.
    La seule fausse note dans les histoires rapportées par François Poli, concerne la vitesse, comparée à celle d'un requin, et les combats avec les cachalots. Avec leur tube locomoteur, les céphalopodes peuvent atteindre des vitesses instantanées fantastiques. Autre chose est de maintenir longtemps cette vitesse : seuls les calmars en sont capables, mais comme Poli n'est pas explicite sur ce point, le doute subsiste. Par contre, les marques de ventouses sur la peau des cachalots ne peuvent provenir que de calmars géants, comme je l'ai déjà indiqué plusieurs fois. Ceux-ci devaient d'ailleurs être d'une taille prodigieuse, à en juger par le diamètre des cicatrices : une plaque de sens interdit mesurant une quarantaine de cm de diamètre, elles devaient provenir de monstres de près de 100 m de longueur totale !
    Je suppose donc que les pêcheurs cubains (à moins que ce ne soit François Poli) ont fusionné deux histoires différentes : l'observation furtive de poulpes géants, voire la capture d'un spécimen (celui accroché par Sanchez), et les cicatrices remarquées sur la peau des cachalots, et attribuées à tort aux précédents.

    François Poli ajoutait d'autres rumeurs rapportées par un autre pêcheur, appelé Torial, qui avait auparavant travaillé au Mexique :

"Torial [...] raconta qu'on apercevait parfois, au large de certaines côtes désolées du Mexique des monstres dont personne n'avait jamais pu faire l'exacte description, nul ne les ayant jamais approchés à moins de deux kilomètres. Ils avaient un énorme corps cylindrique rayé de jaune et des sortes de tentacules analogues à celles [sic] des pieuvres. Chaque fois que l'un d'eux était signalé à quelques milles du rivage, les pêcheurs refusaient de prendre la mer pendant plusieurs jours."

    Mentionnons pour terminer, à titre d'anecdote, qu'au cours d'une mission périlleuse à la Jamaïque, au service (secret) de Sa Majesté, l'espion britannique James Bond 007, mondialement célèbre, surpassa les exploits du lieutenant Harry Rieseberg. Il est vrai que dans un roman, son créateur Ian Fleming pouvait tout se permettre, y compris de faire affronter à son héros, outre le sinistre Dr. No, une pieuvre géante... à 11 tentacules !
    On peut penser que, dans l'esprit de Ian Fleming, la pieuvre symbolisait le communisme étendant son emprise sur la planète en ces temps de guerre froide. Pourtant, une chose m'intrigue : Fleming possédait une propriété à la Jamaïque, et il situe l'action dans une île au nord de celle-ci. Peut-être a-t-il basé cet épisode sur des rumeurs locales de poulpes géants...

   
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