Institut Virtuel
de
Cryptozoologie
 

   

(dernière mise à jour : 30 juillet 2005)

 

    Poursuivant notre route vers le nord, nous arrivons en vue des côtes californiennes, où il nous faut faire halte un moment, et suivre désormais plus ou moins l'ordre chronologique, pour parler du plus grand poulpe officiellement connu.

 

 

Le poulpe pointillé du Pacifique nord

    Le poulpe pointillé du Pacifique nord, puisque c'est de lui qu'il s'agit, se caractérise par des taches qui parsèment son corps. Ses bras font environ 4 fois la longueur du corps. Cette espèce, qui est considérée comme la plus grande de tous les espèces de poulpes connus, occupe une aire de répartition assez considérable, de la Californie jusqu'au Japon, en passant par les côtes des Etats-Unis, du Canada, de l'Alaska et de la Sibérie. Décrite par Gabb en 1862 sous le nom d'Octopus punctatus, elle a fait l'objet d'une controverse taxonomique très complexe qui explique les nombreux noms scientifiques, tombés en synonymie, dont on l'a affublée : Octopus punctatus, O. apollyon, Paroctopus apollyon, etc. Son nom officiel est désormais, à la suite des travaux du Dr. Grace Pickford (1964), Octopus dofleini (Wülker 1910).

    En 1862, la taille du poulpe pointillé n'était pas vraiment connue dans les milieux scientifiques, Gabb ayant basé sa description sur un tout petit spécimen, dont le plus long bras ne mesurait que 10,8 pouces (27 cm) de long.
    Pourtant, s'il faut en croire notre grand romancier Jules Verne, on frôla à la même époque le drame maritime à cause d'un poulpe gigantesque dans les eaux californiennes. C'est du moins ce qu'il raconte dans un de ses romans les moins connus, Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin (1901) :

"En 1864, à quelque cent milles au large de San Francisco, le navire hollandais Cornélis entra en collision avec un poulpe dont l'un des tentacules, chargé de ventouses, vint s'enrouler autour des sous-barbes de beaupré et le fit enfoncer jusqu'au ras de l'eau. Lorsque ce tentacule eut été tranché à coups de hache, deux autres s'accrochèrent aux caps de mouton des haubans de misaine et au cabestan. Puis, après amputation, il fallut encore couper huit autres tentacules qui faisaient donner au bâtiment une forte bande sur tribord."

    Jules Verne était bien sûr un romancier, mais il aimait parsemer ses récits d'informations véridiques glanées au cours de ses lectures, comme dans le chapitre d'où est tiré ce récit, consacré au légendaire Serpent-de-Mer, entièrement exact : en tout cas, tous les autres témoignages cités par Jules Verne sont des "classiques" qu'il a pu lire çà et là lors de ses recherches de documentaires — avec toutefois quelques petites erreurs de date ou des noms écorchés. Mais par contre, l'incident du Cornélis (Cornelius ?) n'a, à ma connaissance, été cité nulle part ailleurs : peut-être Jules Verne l'a-t-il trouvé dans quelque magazine populaire, style le Journal des Voyages.
    Quoi qu'il en soit, cette histoire de prétendu poulpe géant naufrageur est bien suspecte : compte-t-on le nombre de tentacules, on en trouvera onze, ce qui même pour un calmar fait un de trop (et évidemment 3 de trop pour un poulpe). La localisation de l'attaque, à près de 200 Km des côtes, ne peut qu'inciter d'ailleurs à l'attribuer un calmar et non à un poulpe. Si donc un tel incident a jamais eu lieu (on me permettra de rester prudent), il s'agissait sans doute, encore une fois, d'un Architeuthis.

    En 1873, A.S. Packard publia justement un article sur les calmars géants Architeuthis, à la suite de plusieurs échouages sur les côtes de Terre-Neuve, et il y ajouta quelques mots sur les plus grands poulpes dont il avait connaissance :

"Le Prof. Brewer, de Yale, me dit qu'il en a vus mesurant 14 pieds [4,25 m] d'une extrémité à l'autre de leurs bras étendus, sur les marchés de San Francisco."

    Voilà qui égalait déjà le poulpe commun de la Méditerranée, et, détail amusant, un poulpe aussi gros n'était connu de la science que depuis la description faite par Gabb en 1862, donc seulement 11 ans auparavant ! Ce qui plus est, on en consommait d'énormes spécimens, alors que les savants n'en connaissaient que de minuscules !

    Le professeur Addison E. Verrill, de la même université de Yale, confirma les informations de son collègue et peut-être ami, en 1882, dans sa monumentale étude sur les céphalopodes de l'Amérique du Nord :

"Le Dr. W.O. Ayres me dit qu'il a souvent vu cette espèce exposée à la vente sur les marchés de San Francisco (où elle est consommée principalement par les Français), et que des spécimens avec des bras de 6 ou 7 pieds [1,80 à 2,10 m] de long sont communs."

    Dès cette époque, on fit état de cas d'agression de la part de cette espèce, notamment le naturaliste canadien George Mercer Dawson en 1879 :

"On rapporte que des Indiennes ont été noyées pour avoir été agrippées par des poulpes énormes alors qu'elles se baignaient dans le Pacifique, sur les côtes de l'Amérique britannique; et, chez les Indiens, la tradition veut que certains l'aient échappé belle."

    Mais quelle taille peut donc atteindre le poulpe pointillé ? Six mètres pour 50 Kg, affirment la plupart des traités; et de citer le plus souvent G.E. et Nettie McGinitie, qui mentionnent un spécimen de Monterey (Californie) de 110 livres (50 Kg), qui "pouvait facilement toucher le bord d'un cercle de 10 pieds [3,05 m] de circonférence", ce qui lui conférait une envergure de 20 pieds ou 6,10 m.

    Arthur W. Martin, de l'université de Washington à Seattle, fait état de rumeurs sur des poulpes pesant jusqu'à 200 livres (90 Kg) sur les côtes de l'état de Washington. F.G. Hochberg, du Santa Barbara Museum of Natural History, évoque pour sa part des témoignages non circonstanciés sur des poulpes de 450 livres (200 Kg) sur les côtes de Californie.

    Le célèbre commandant Jacques-Yves Cousteau, dans son ouvrage Pieuvre, la fin d'un malentendu, édité en 1973, écrit que "des plongeurs avaient eu affaire à une pieuvre de 100 Kg dont ils ne s'étaient rendu maîtres qu'après une longue et sanglante bataille." Et il ajoute :

"Le seul regret d'un de nos meilleurs amis de Seattle, Jerry Brown, aura été de ne pas pouvoir nous faire rencontrer la plus grosse pieuvre qu'il connaissait et qui atteignait 10 mètres d'envergure et devait peser une centaine de kilos. De tels géants existent sûrement, mais ils sont rares. Malgré toutes ses recherches, Jerry n'a pas pu retrouver ce "poulpissime" local, qui avait peut être regagné de plus grandes profondeurs."

    En fait, si le "poulpissime" de Jerry Brown avait réellement atteint 10 m d'envergure, son poids aurait été très supérieur à la centaine de Kg que le commandant Cousteau lui attribue chichement. Si l'on prend comme base de calcul le spécimen cité par les McGinitie (50 Kg pour une envergure de 6,10 m), il est possible de calculer qu'un poulpe de 10 m d'envergure (1,64 fois plus) aura, toutes proportions gardées, un volume et donc un poids 4,4 fois plus élevé (1,64 élevé au cube), donc 220 Kg environ : voilà qui confirme indépendamment l'information rapportée par F.G. Hochberg, sur des poulpes de 450 livres (200 Kg) sur les côtes californiennes.

    En 1963, le docteur M.A. Newman, conservateur de l'Aquarium de Vancouver (Canada), a d'ailleurs fait connaître la capture de deux spécimens dignes de figurer en bonne place dans le Livre des Records. Tous deux ont été pris par "Jock" Mac Lean, un plongeur canadien qui chassait les poulpes dans leur élément pour les vendre au marché à 33 cents la livre. Quand on saura que de janvier à mai 1958 il en attrapa 1000, pesant en moyenne une quarantaine de livres, on aura une idée du caractère lucratif de ce genre de "sport" : 40 000 livres de poulpe, cela représente donc 13 200 dollars canadiens (l'équivalent, à cette époque, de près de 6 millions de centimes, une somme énorme en 1958).

"En mars 1956, écrit le docteur Newman, Jock tomba sur un énorme poulpe, et il essaya de prendre prise sous elle de façon à remplir son ombrelle avec l'air de son équipement respiratoire. Cela fit monter l'animal vers la surface où il fut gaffé et amené à bord du bateau. Mesuré une fois mort, il faisait 28 pieds [8,50 m] d'une extrémité d'un bras à l'extrémité du bras opposé. Il pesait 437 livres [198 Kg] et remplissait complètement un baril de 45 gallons [200 litres].
"En mars 1957 il rencontra un spécimen encore plus grand à seulement 10 ou 20 pieds [3 à 6 m] du lieu de la précédente capture. Il mesurait 32 pieds d'envergure [9,75 m] et son poids fut estimé à 600 livres [270 Kg]."

    En prenant encore une fois comme référence le poulpe cité par les McGinitie, on peut vérifier qu'un spécimen de 8,50 m d'envergure atteindrait 135 Kg, et un spécimen de 9,75 m plus de 200 Kg. Les poids donnés par Jock Mac Lean sont plus élevés, mais restent dans une limite d'ordre de grandeur parfaitement plausible.
    Par ailleurs, qu'un poulpe de 198 Kg ait entièrement rempli un baril de 45 gallons, soit 200 litres, est parfaitement logique, puisque la densité moyenne du poulpe est très voisine de l'unité : autrement dit, à raison d'un kilogramme par décimètre cube, 198 Kg de chair de poulpe représentent un volume de 198 décimètres cubes, ou 198 litres. Bien que Jock Mac Lean n'ait apporté au docteur Newman aucune preuve matérielle de ces deux captures (puisqu'elles avaient dû finir sur quelque marché aux poissons !), rien ne permet de rejeter a priori son témoignage.

    Si Jock Mac Lean chassait de véritables monstres en scaphandre autonome, d'autres réalisaient de tels exploits en apnée: c'est ainsi qu'un certain Ben Brick, de Dungeness (état de Washington), captura un poulpe de 125 livres (57 Kg), tenu longtemps pour un record, qui fut battu le 18 février 1973 dans le Puget Sound, par un autre plongeur américain, Donald E. Hagen. Il réussit à ramener à la surface une pieuvre de 12 pieds 8 pouces et demi de long (3,87 m), d'une envergure de 23 pieds (7,0 m), et qui est à ce jour le plus grand spécimen officiellement admis. Il ne pesait que 118 livres (53,8 Kg), à peine plus donc que le spécimen Monterey Bay mentionné par Mc Ginitie, d'une envergure pourtant inférieure de 90 cm. Par bonheur, le poulpe ne s'était pas accroché au fond, et Hagen avait pu le ramener sans peine à la surface ; soit dit par parenthèse, dans le cas contraire, Hagen y aurait sûrement laissé la vie par asphyxie, pour peu qu'il se soit fait agripper un bras ou une jambe par l'animal (n'oublions pas qu'il plongeait en apnée).

    Un Poulpe aussi gros que le Poulpe pointillé ne pouvait manquer d'être accusé de diverses agressions, et il est de fait que depuis l'époque où George Mercer Dawson, en 1879, faisait état de ce genre d'incidents, on en a rapporté de semblables, d'une authenticité p1us ou moins suspecte suivant les cas. Comment ajouter foi, par exemple, au témoignage d'un plongeur canadien du nom de A. E. Hook, qui en 1925 aurait mené un furieux combat contre un poulpe de 10 m d'envergure près de Vancouver, lorsqu'on lit que "les yeux avaient 1a taille d'une petite assiette", ce qui est déjà exagéré, mais surtout que le bec "avait un demi-mètre de long", ce qui est environ 10 fois trop ! Plus vraisemblable est le récit de John D. Craig en 1936, attaqué au large de San Benito Island (Californie) par un poulpe dont il conserva un bras, long de 8 pieds 2 pouces (2,50 m), c'est-à-dire d'une envergure de 5 m "seulement" ! Enfin, dans le Petit Var du 01 février 1912 a paru l'article qui suit, décrivant un incident survenu près de San Francisco (Californie) :

"Une lutte épique qui rappelle 1'épisode de Gilliat dans Les Travailleurs de la Mer a eu 1ieu, raconte le Franco-Californien, au large de Point-Lobos, entre une pieuvre gigantesque et un pêcheur japonais, nommé T. Xamaguchi. Ce dernier, revêtu d'un costume de scaphandrier, ramassait des coquillages au fond de la mer, quand il se sentit soudainement enveloppé par les tentacules du monstre. I1 se débattit sous cette terrible étreinte avant de pouvoir faire à ses compagnons restés dans le bateau le signal convenu pour qu'on le remontât à la surface. Une fois là, ce ne fut pas sans peine qu'on réussit à couper un à un les bras de la bête, qui cherchait à s'agripper au bord du bateau pour le faire chavirer.
"La pieuvre ne pesait pas moins de 275 livres [125 Kg]; ses tentacules mesuraient 16 pieds [4,90 m] de long, et sa tête avait la grosseur d'une citrouille."

    Encore une fois, si l'on prend pour référence le spécimen de Mc Ginitie, ou encore celui de Donald Hagen, on se rendra compte qu'un poulpe pointillé de 32 pieds d'envergure (près de 9,80 m) approcherait les 200 Kg, en tout cas dépasserait largement la centaine. Peut-être s'agit-il du spécimen de 32 pieds d'envergure cité par nombre d'auteurs (entre autres Atz) sans donner leur source. En tout cas, une chose est pratiquement certaine, à savoir que de gros individus de 1'espèce du poulpe pointillé peuvent approcher les 10 mètres d'envergure...

 

 

Le poulpe boréal aux longs bras

    Dans 1'extrême nord du Pacifique, on cite des tailles au moins aussi impressionnantes. Le grand navigateur Otto von Kotzebue en entendit parler vers 1820 lors de son voyage à bord du Rurik dans les parages du détroit de Bering :

"Les Aléoutes racontaient aussi des histoires sur un polype gigantesque : il est arrivé qu'un polype entortilla ses longs bras, qui sont deux fois aussi épais que le bras d'un homme robuste, autour de la baydare [barque de pêche] d'un Aléoute, et 1'aurait entraîné vers le fond, si l'Aléoute n'avait pas eu la présence d'esprit de trancher avec son couteau le bras charnu du polype, qui était couvert de grands suçoirs. Le polype reste 1e corps attaché au fond de 1a mer, et choisit généralement un endroit d'où il peut atteindre la surface avec ses bras. Le dernier incident s'est produit dans le passage formé par la pointe sud de l'île d'Oomnack et la petite île à côté. Aucun navire ne peut s'y aventurer, en raison du manque de profondeur."

    Ce rapport provenant d'un explorateur éminent fut repris, dans des termes très voisins, par le naturaliste de 1'expédition, Adelbert de Chamisso, qui avait fui la Révolution Française, dont un sinistre représentant, à propos de la décapitation du grand physicien Lavoisier, avait dit qu'elle n'avait pas besoin de savants. Notons pour la petite histoire que Chamisso n'était pas seulement un grand naturaliste, mais aussi un poète, et l'auteur de ce merveilleux conte qu'est Pierre Schlemihl, ou 1'Homme qui a perdu son ombre, chef-d'oeuvre de la littérature fantastique.

"Parmi les Mollusques [écrit Chamisso], on remarque une seiche (Sepia octopus ?), qui atteint une taille si grande, qu'elle met réellement en danger les petite baydares des indigènes, qu'elle est capable de retourner, et qui justifie d'une certaine manière la fable du polype qui entoure les bateaux dans ses bras et les attire vers le fond."

    Il faut préciser que Sepia octopus est un nom tombé en désuétude pour désigner le Poulpe : lorsque Linné décrivit les Céphalopodes au dix-huitième siècle, il leur a indistinctement donné le nom générique de Sepia (seiche). En tout cas, il n'y a aucun doute sur l'identité du polype géant agresseur de baydares de Kotzebue et Chamisso : le biotope que décrit très précisément le premier (des hauts-fonds rocheux où nul ne peut s'aventurer sous peine de s'échouer), la manière d'attaquer depuis l'abri de sa tanière, tout nous indique qu'il s'agit bien d'un poulpe. Qu'il s'en prenne aux baydares des Aléoutes, longues de 6 ou 7 m, et parvienne à les faire chavirer, en dit long sur sa taille, corroborée par l'épaisseur de ses bras, "deux fois aussi épais que le bras d'un homme robuste", ce qui fait au moins une quinzaine de centimètres !

    Un autre membre de la même expédition, le peintre Louis Choris, a laissé un ouvrage d'illustrations intitulé Voyage pittoresque autour du monde (1820), dont le baron Georges Cuvier, le grand naturaliste père de l'anatomie comparée, a commenté celles relevant de la zoologie. En particulier, l'une d'elles montre un chapeau en bois sur lequel sont peints divers animaux marins :

"Ce chapeau, dont se servent les pêcheurs d'Unalashka pour ne point être incommodés par le soleil et par la pluie, est fort remarquable par les peintures dont il est orné, et qui représentent assez bien les espèces les plus remarquables de ces mers, avec des caractères très reconnaissables, et qui prouvent que ces peuples sauvages les ont examinées avec une grande attention.
"Dans la ligne moyenne sont deux loutres a, b, attaquées par les barques des pêcheurs c, c, c ; la première, a, tient son petit ; l'autre, b, qui apparemment est un mâle, est seule. En f, est un phoque isolé. On remarquera que le dessinateur a donné à cet animal les moustaches et les pieds de derrière distincts, tels qu'ils sont effectivement. En d, d, d, d, on voit des baleinoptères à ventre plissé, ou jubartes, parfaitement bien rendues, avec leur nageoire dorsale et les plis de la peau de leur ventre ; et en e, e, e, sont des orques ou dauphins gladiateurs, leurs ennemis capitaux, qui se jettent en effet sur elles. Le dessinateur a même eu l'attention de donner à la nageoire de ces orques la forme élevée et pointue qui a valu à ces animaux le nom de gladiateurs.
"En g, est un cachalot très reconnaissable à la grosseur de sa tête et aux dents de sa mâchoire inférieure. Les jets d'eau ne sortent que de l'extrémité antérieure de son museau, comme cela est effectivement.
"En h, est un diodon ou orbe épineux, qui est pris à la ligne, tandis que les grands cétacés du reste du tableau sont poursuivis avec des lances.
"Enfin en i, est un poulpe, et en k, un calmar à bras courts. Leur grandeur relativement aux cétacés qui les entourent, ferait croire qu'il y a en effet dans les parages du nord des espèces de ce genre de taille monstrueuse, et telles que certains écrivains prétendent qu'il en existe."

    Il n'y a rien à rajouter à cette analyse de Cuvier, pourtant peu enclin à la cryptozoologie (à la même époque, il clamait qu'il ne restait plus de grand quadrupède à découvrir, affirmation démentie par les faits cent fois plutôt qu'une depuis lors). Notons aussi que les Aléoutes ont eu la bonne idée de représenter ensemble poulpe et calmar géant, montrant qu'ils ne font pas la confusion fréquente dans laquelle Jules Verne, entre autres, a sombré avec le Nautilus.

    On pourrait penser qu'il s'agit de spécimens démesurés du poulpe pointillé, qui vit effectivement dans ces parages, mais la chose est moins certaine qu'il n'y paraît, comme on va le constater avec le rapport suivant, que l'on doit à nouveau à un grand naturaliste, américain cette fois, William H. Dall. En 1873, il publia un article sur les céphalopodes des îles Aléoutiennes, où, après avoir parlé des grands calmars de cet archipel, il écrivait à propos des poulpes :

"L'Octopus punctatus GABB, qui se trouve à Sitka en abondance, atteint une longueur de 16 pieds [4,90 m] ou une extension radiale de près de 28 pieds [8,50 m], mais la masse totale est beaucoup plus faible que celle des céphalopodes décapodes de longueur moindre. Chez le poulpe ci-dessus, le corps n'excéderait pas 6 pouces [15 cm] de diamètre et un pied [30 cm] de longueur, et les bras deviennent d'une ténuité extrême vers le bout."

    Voilà qui est extrêmement curieux. Le rapport de la longueur du corps à la longueur totale est donc de 1/16 (1 pied pour 16 pieds), au lieu de 1/5 environ pour le poulpe pointillé, ainsi qu'on l'a vu : il ne peut donc s'agir d'un spécimen d'Octopus punctatus, ancien nom du poulpe pointillé (aujourd'hui O. dofleini). Si le naturaliste américain a cité ce nom scientifique, c'est parce qu'il considérait sans aucun doute que tous les poulpes démesurés du Nord-Est du Pacifique appartenaient à cette espèce, d'ailleurs encore très mal connue à l'époque.
Le même William Dall allait d'ailleurs confirmer ces dimensions impressionnantes et ces curieuses proportions dans un nouvel article publié 12 ans plus tard dans le prestigieux magazine Science :

"En 1874, j'ai harponné un poulpe dans le port d'Iliuluk, Unalashka, qui fut ensuite suspendu, grâce à une corde nouée autour du corps juste derrière les bras, à un des bossoirs d'embarcation à l'arrière du navire patrouilleur sous mon commandement. Dès que l'animal mourut et que ses muscles se furent relâchés, je notai que l'extrémité des plus longs tentacules touchait juste l'eau. Mesurant cette distance avec une corde, je trouvai une valeur de 16 pieds [4,90 m] donnant à la créature une envergure de pas moins de 32 pieds [9,80 m]. Les bras, vers l'extrémité, étaient tous très minces, mais plutôt robustes près du corps, qui avait un peu plus d'un pied [30 cm] de long. Les plus grandes ventouses avaient 2 pouces et demi [6,3 cm] de diamètre ; la créature entière remplissait presque un grand tub. Des fragments de ce spécimen se trouvent à présent à l'U.S. National Museum. Ayant entendu dire que les poulpes étaient comestibles, et la chair étant blanche et propre, nous fîmes bouillir quelques morceaux de bras dans de l'eau salée, mais les trouvâmes si durs et élastiques que nos dents n'y faisaient pas la plus légère marque."

    Cette dernière péripétie culinaire ne saurait nous étonner : la chair des poulpes est effectivement caoutchouteuse et très coriace, et si William Dall l'apprenait à ses dépens, c'est tout simplement qu'à cette époque les Américains ne mangeaient pas de poulpes. Rappelons-nous à ce sujet que le Pr. Verrill, parlant en 1879 du poulpe pointillé vendu sur les marchés de San Francisco, disait que c'étaient surtout des Français qui le consommaient !
    Quant à la taille du spécimen harponné, elle est à nouveau considérable, l'envergure frôlant les 10 mètres ! Et encore une fois, nous retrouvons cette proportion corps/longueur totale de 1/16 environ, qui ne correspond pas du tout aux dimensions du poulpe pointillé.

    Comme on peut s'en douter, on a signalé là aussi des cas d'attaques par de telles créatures : c'est ainsi que le scaphandrier Virgil Burford a raconté dans son livre North to danger (1954) une histoire assez dure à avaler, suivant laquelle un de ses collègues aurait combattu durant trois heures (!) contre un gros poulpe dans les eaux de l'Alaska. Aucun détail n'est de toute façon donné sur la taille de l'animal...

    Dans sa lettre du 05 mai 1982, Arthur W. Martin, zoologue de l'université de Washington à Seattle, m'écrivait qu'il avait jadis lu un article (hélas non conservé) sur la capture d'un poulpe géant en Alaska. La longueur des bras était de 17 pieds (5,20 m) — soit une envergure de 34 pieds (10,40 m) ! — mais la photographie montrait un corps de petite taille, "environ de la taille d'un de nos spécimens ordinaires de 30 Kg".

    Bref, nous avons là trois rapports, dont les deux de William Dall - un naturaliste réputé, qui fut conservateur des mollusques à l'U.S. National Museum à Washington, dont le témoignage peut être accepté sans réserve - qui attestent la présence d'une espèce particulière de poulpe géant dans les eaux de l'Alaska et des Aléoutiennes. Elle se caractérise par son envergure considérable (une dizaine de mètres), et surtout par la longueur démesurée des bras par rapport au corps. Le poids de cette créature doit être relativement faible, mais sa taille suffit à la rendre dangereuse, comme le montre le texte de Kotzebue.
    L'existence d'une espèce inconnue de poulpe géant, distincte d'Octopus dofleini, fait donc peu de doute, et le nom scientifique d'Octopus longimanus (le poulpe aux longs bras, en somme) serait approprié, ou, s'il s'avère être une sous-espèce particulière du poulpe pointillé, Octopus dofleini longimanus. Le "spécimen-type" en est celui harponné par William Dall en 1874, et dont des fragments ont été conservés un temps à l'U.S. National Museum à Washington.

 

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