Un peu de géologieJ'ai dit plus haut que la morphologie sous-marine des Bahamas, si particulière, m'incitait plutôt à voir des poulpes là où d'autres, tels Burton Clark, voient des calmars (voire des "formes préhistoriques de requins") géants.
Les Bahamas constituent un archipel où l'on compte 700 îles et d'innombrables rochers à fleur d'eau, dispersés suivant un arc de près de 900 Km. Ces îles forment les points culminants d'un immense plateau calcaire sous-marin, dont la profondeur dépasse rarement quelques dizaines de mètres, voire seulement quelques mètres : Bahamas vient d'ailleurs de l'espagnol baja mar, qui signifie "mer basse". Que l'on se souvienne à ce propos des fameuses "murailles" immergées par moins de 10 m de fond, à des kilomètres au large de Bimini, découvertes en 1968, et dans lesquelles certains mythomanes ont cru voir les ruines de l'Atlantide, ce continent imaginé par le philosophe grec Platon. Notons par parenthèse que la "construction" de ces murailles relèverait d'un phénomène géologique naturel. Si Platon s'est basé sur la réalité pour son Atlantide, c'est bien plus vraisemblablement dans la civilisation crétoise minoenne, détruite vers 1500 avant J.C., qu'il a puisé son inspiration. On sait maintenant, notamment par des carottages en Méditerranée orientale, qu'une gigantesque éruption du volcan de l'île de Théra (ou Santorin), au nord de la Crète, a joué un rôle considérable dans l'effondrement de la civilisation minoenne...
Lors de la dernière glaciation, ce plateau calcaire des Bahamas était au-dessus du niveau de la mer, car, du fait de la rétention d'une masse d'eau considérable sous forme de glaciers continentaux et polaires, le niveau des océans, dont l'Atlantique, était d'environ 150 mètres plus bas que de nos jours. Les pluies et les eaux de ruissellement érodèrent ce plateau calcaire, mécaniquement, mais aussi chimiquement : chargées d'acide carbonique, d'origine atmosphérique, tannique et d'acide humique, d'origine végétale, elles pouvaient en effet dissoudre le calcaire. Ainsi se creusèrent des grottes, parfois concrétionnées de stalactites sur la voûte et de stalagmites sur le sol ("tite" tombe, "mite" monte, tout le monde sait ça !) : elles proviennent du calcaire (carbonate de calcium) dissous dans l'eau acide sous forme ionique, puis déposé en infimes quantités en une lente cristallisation. C'est en fait un processus très classique en relief calcaire -- les géologues disent "karstique" -- processus qui, je le répète, ne peut se dérouler qu'à l'air libre, en surface.
Mais voici une douzaine de milliers d'années, à la fin de la dernière glaciation, le niveau de l'océan remonta presque jusqu'à sa valeur actuelle, suite au réchauffement qui entraîna la fonte des glaces (bien sûr, cette remontée de 150 m du niveau de la mer ne se fit pas "en un jour et une nuit", n'en déplaise aux sectateurs de l'Atlantide). Souvent, la voûte des grottes s'était effondrée, minée par l'érosion, donnant naissance à un type de formation caractéristique aux Bahamas, les blue holes ou "trous bleus".
En effet, vue d'avion, la région des Bahamas présente des centaines de formations circulaires dont la couleur bleu foncé tranche vivement avec le bleu clair de la mer : il s'agit tout simplement de ces grottes s'ouvrant dans le plateau calcaire à fleur d'eau par un puits vertical. En somme, ce sont des avens engloutis, dont la profondeur, très supérieure à la profondeur moyenne du plateau sous-marin, est responsable de la couleur plus foncée de l'eau du blue hole.
Tout ce "cours" de géologie pour dire que cette région des Bahamas, parsemée d'innombrables grottes sous-marines à faible profondeur, est effectivement un biotope rêvé pour des poulpes géants, conclusion à laquelle j'étais parvenu dès 1980, avant même de connaître les témoignages précédents et ceux qui vont suivre. Tapis dans quelque anfractuosité de ce véritable gruyère (englouti en l'occurrence) que constitue tout relief karstique, ils seraient même capables, en étirant simplement un de leurs bras démesurés, d'atteindre la surface tout en restant blotti dans leur repaire... On frémit à l'idée de ce qui pourrait advenir si, d'aventure, un nageur ou une frêle embarcation passait à leur portée !Et justement, ayant exploré plusieurs de ces blue holes en 1970 dans les parages de l'île d'Andros, avec l'équipe de le Calypso, le commandant Cousteau (encore lui !) écrit ce qui suit dans un autre de ses livres, Trois aventures de la Calypso (1973) :
"Ces trous sombres qui s'ouvrent dans le rivage sont pour les gens du pays à la fois une source de terreur et une invincible tentation. On y trouve en effet beaucoup de poissons, mais si les indigènes consentent à y engager leurs barques, ils refusent obstinément d'y plonger. Ils sont persuadés en effet que ces gouffres qu'ils considèrent comme insondables sont habités par un monstre, par un mauvais génie, le "lusca", toujours prêt à attirer les hommes et même les bateaux dans les entrailles de la Terre. Ils sont même capables d'indiquer les noms des dernières victimes de ces créatures qui ressembleraient à des pieuvres géantes.
"Ils ne nous admirent que davantage de vouloir tenter l'exploration de ces cavernes. Et ils ne se lassent pas d'énumérer les dangers qui nous attendent."On notera pour l'instant la similitude de l'expression utilisée par Cousteau, à propos de ces "créatures qui ressembleraient à des pieuvres géantes", avec celle que le même Cousteau utilisait pour les incidents de Bimini, à propos d'un animal qui "ressemblait à un calmar".
Le lusca d'Andros
Le lusca d'Andros a fait l'objet d'un article entier par Bruce S. Wright, publié en 1967 dans le mensuel canadien The Atlantic Advocate. Wright, décédé depuis lors, était à cette époque directeur de la North Eastern Wildlife Station, une station de recherches biologiques dans le New Brunswick (Canada) : c'est dire que le témoignage de ce naturaliste sérieux et compétent est digne de foi. Au cours d'un séjour dans l'île d'Andros, aux Bahamas, il se trouvait un jour au bord d'un lac entouré de mangrove en compagnie d'un guide Noir, qui lui affirma que le lusca vivait là, au fond d'un blue hole s'ouvrant dans le lac. Si les blue holes étaient déjà familiers de Bruce Wright, c'était par contre la première fois qu'il entendait parler du lusca :
"Le lusca, semblait-il, était une grande et dangereuse bête qui, d'après sa description, apparaît être mi-poulpe, mi-dragon. On croit qu'elle vit dans les cavernes calcaires de l'intérieur inhabité et de la côte ouest d'Andros."Le guide n'avait jamais vu de lusca, qu'il tenait pour très rare, bien qu'on en rencontrât encore de temps à autre. Il disait qu'il possédait de longs tentacules terminés par de puissantes ventouses, et qu'il était impossible de vous en défaire si le monstre vous agrippait.
On peut s'étonner de trouver des céphalopodes dans un lac, car on ne connaît en effet aucune espèce d'eau douce ; mais ce lac devait être en communication avec la mer, puisque Bruce Wright note qu'on y trouvait de petits requins et des barracudas. Des colorations à la fluorescéine ont d'ailleurs démontré que de nombreux blue holes communiquent entre eux, et notamment avec certains lacs intérieurs.
Dans l'intérieur de l'île d'Andros s'ouvrent des cavités calcaires remplies d'eau. Appelées localement banana holes (trous à bananes), ces formations sont très classiques en relief karstique ; dans la presqu'île du Yucatan, en Amérique Centrale, où on les nomme cenotes, les Mayas y pratiquèrent des sacrifices humains, comme à Chichen-Itza. La découverte occasionnelle de squelettes au fond de ces banana holes était regardée par la superstition populaire comme étant les reliefs de repas du lusca, tant il est vrai que partout où sévit un "monstre" (cryptozoologique ou non), la rumeur a tôt fait de lui attribuer tous les méfaits survenus dans la région : significative à cet égard est la célèbre affaire de la Bête du Gévaudan... Mais comme le fait remarquer Bruce Wright lui-même, ces infortunées victimes ont pu tout aussi bien tomber dans ces trous, se fracasser sur les rochers, et n'être retrouvés que des mois ou des années après : il faut dire que l'intérieur d'Andros est presque inhabité (c'était encore plus vrai en 1967), couvert de fourrés, de mangroves, et même de végétaux empoisonnés -- tous les ingrédients pour y laisser la vie sans qu'on retrouve le corps ! Ou bien ces gens avaient péri au cours d'un cyclone tropical, un hurricane, si dévastateurs et meurtriers dans les Caraïbes, ou encore avaient-ils été victimes des pirates, qui ne l'étaient pas moins, jusqu'au dix-neuvième siècle encore ! J'ajoute que les premiers habitants, les Indiens Lucayes, avaient peut-être les mêmes rites de sacrifices humains dans leurs banana holes que les Mayas dans leurs cenotes.
D'ailleurs, si ces pauvres bougres avaient vraiment été dévorés par quelque céphalopode géant, leur corps aurait été démembré, déchiqueté, par cette sorte de bec de perroquet qui arme leur gueule, et jamais on n'aurait retrouvé leur squelette intact !Bruce Wright apporte ensuite un témoignage personnel. En 1947, il avait entraîné une équipe d'hommes grenouilles britanniques près de Nassau, dans l'île de New Providence (les Bahamas étaient à cette époque une colonie de Sa Majesté) :
"[...] J'avais amené toute mon unité voir un des plus fameux blue holes : c'était le Great Hole in the Ocean [le grand trou dans l'océan], un énorme orifice dans le fond marin, de 40 pieds [12 m] de diamètre sous 30 pieds [9 m] d'eau à environ 2 miles [3,7 Km] au sud de Rose Island. Nous avions plongé jusqu'au bord du trou où quelques âmes aventureuses avaient fait une brève descente. Cependant, j'interdis de descendre plus bas, lorsque nous vîmes des bancs de grands jacks pénétrer dans le blue hole à notre approche, mais en ressortir précipitamment dans la plus grande panique, comme si quelque chose de beaucoup plus mortel que nous-mêmes se trouvait dans le trou noir comme de la poix, au-dessous de nous.
"Nous n'avions pas de lampes et ne pouvions rien voir, mais plusieurs d'entre nous ressentirent distinctement un courant comme si un jet d'eau était éjecté du trou alors que les jacks s'éclipsaient. A la remontée, un rémora vint vers moi et tenta de se coller à ma jambe. Je lui montrai à quoi servait mon couteau -- les rémoras se rencontrent rarement bien loin de grandes créatures marines..."A l'époque, Bruce Wright avait été très intrigué par cet incident, qu'il ne songea à rapprocher du lusca qu'une vingtaine d'années plus tard, à la faveur du témoignage de son guide. Peut-être bien après tout... On serait tenté de se dire que le courant aurait pu être provoqué par un phénomène de siphon ; mais la fuite éperdue du bancs de jacks, fuyant quelque gros prédateur, comme l'apparition inopinée du rémora, font plutôt penser à la présence d'un gros animal marin.
Le rémora est un poisson aisément reconnaissable au disque adhésif qu'il possède sur la tête, avec lequel il se fixe sur divers gros animaux : requins, baleines, tortues... et même sur la coque des navires ! Alors, pourquoi pas sur un céphalopode géant ? Aussi, Bruce Wright, informé de la légende du lusca, se demanda si le phénomène auquel avait assisté son équipe d'hommes-grenouilles n'était pas dû en fait au tube locomoteur dont les céphalopodes se servent pour un déplacement rapide : en expulsant violemment l'eau emmagasinée sous leur "manteau", ils se propulsent véritablement par réaction, mais en marche arrière. C'était peut-être au déplacement d'un céphalopode géant en chasse de poissons qu'avait failli assister Bruce Wright, et pris d'une frayeur rétrospective, il remerciait le ciel 20 ans plus tard, de n'avoir pas plongé plus bas...D'autres témoignages, également rapportés par Bruce Wright, nous viennent cette fois de la côte orientale d'Andros : alors qu'au large de la côte ouest s'étend l'immense plateau sous-marin des Bahamas, profond de quelques mètres seulement, ici, au contraire, il est beaucoup plus étroit, et au-delà d'un récif frangeant, se trouve un véritable canyon sous-marin appelé The Tongue of the Ocean (la langue de l'océan), où la profondeur atteint presque aussitôt 1500 à 1800 m. C'est là qu'un plongeur très connu de Small Hope Bay, Dick Birch, fit une curieuse observation qu'il raconta en ces termes à Bruce Wright :
"Il y a une paire d'années, nous avions un cachalot au large d'ici, qui se conduisait bizarrement. Il sautait et avait quelque chose d'emmêlé autour de la tête. Il y avait quelque chose dans l'eau au-dessous de lui, mais nous ne pouvions pas nous approcher suffisamment pour voir ce que c'était."J'ai réussi à contacter Dick Birch, mais il ne put me donner d'autres détails que ceux mentionnés par Bruce Wright. Mon sentiment est qu'il avait assisté au repas d'un cachalot, en train d'avaler un calmar géant capturé dans les profondeurs du canyon, la tête du cétacé étant emmêlée dans les bras et les tentacules du céphalopode. Je l'ai dit plusieurs fois, les céphalopodes géants trouvés dans l'estomac des cachalots sont toujours des calmars : s'ils dévoraient aussi des poulpes géants, il y a longtemps que l'on connaîtrait ces derniers ! C'est tout simplement que les cachalots partagent plus ou moins le biotope des calmars (tous deux sont pélagiques), et pas celui des poulpes.
Un deuxième témoignage situé dans les mêmes parages, toujours cité par Bruce Wright, pourrait se rapporter à un poulpe, s'il faut en croire le nom vernaculaire qui lui est donné :
"Alors que nous pêchions le dauphin au-delà du récif, je demandai à mon guide s'il y avait des poulpes dans les environs. Il répondit : "Juste là, j'ai trouvé l'an dernier un gros scuttle mort qui flottait. Mon patron en a pris des photos.
"-- Quelle taille ?
"-- Je n'en suis pas bien sûr, mais il était plus long que ce bateau."
"Nous étions dans une embarcation de 18 pieds [5,50 m]."Bruce Wright cite enfin un dernier cas, sans équivoque celui-là, concernant un navire garde-côtes U.S. qui aurait assisté à l'est d'Andros au combat d'un cachalot contre un céphalopode géant : un fragment en fut examiné par le Dr. Gilbert L. Voss (une "vieille" connaissance !), alors du Marine Laboratory de l'Université de Miami (Floride), qui l'attribua à un calmar du genre Architeuthis.
Par la suite, je trouvai une mention assez semblable du même incident dans le Guinness Book of Animal Facts and Feats de Gerald L. Wood (toujours très documenté, mais moins ouvert à la cryptozoologie que son homonyme), qui situait la chose en 1966. Je demandai d'abord des précisions au Dr. Voss, qui me répondit dans un premier temps qu'il n'avait aucun souvenir d'un calmar géant capturé à l'est d'Andros, dans le Tongue of the Ocean. C'est grâce au lieutenant J. G. Simpson, officier relations publiques de l'U. S. Coast Guard à Miami, que je pus me procurer toute la documentation désirable sur ce spécimen contesté, quoique incontestable.
D'une part, Gerald L. Wood se trompait en disant que la capture était survenue en 1966 : c'était en fait en 1958. Comme il se trompait également en affirmant que c'était un garde-côtes qui avait récupéré l'animal : selon J. G. Simpson, le navire Combat, au nom ô combien mérité, impliqué dans cet incident, devait être un bâtiment de l'U. S. Navy, aucun vaisseau de ce nom n'ayant figuré dans les unités de l'U. S. Coast Guard. Comme il se trompait encore à propos des animaux dévorant les restes du calmar : c'étaient des requins, et non un cachalot ! Pour quelqu'un qui se pique d'être rigoureux et précis, cette accumulation d'erreurs fait quelque peu désordre...En fait, Gerald L. Wood ne faisait que répercuter la confusion introduite par le Dr. Voss lui-même, dont il faut croire qu'il était doté d'une bien piètre mémoire, car c'est bien lui qui avait identifié l'animal, et avait même publié un article sur cette capture dans Sea Frontiers en août 1959 ! Bref, il s'agissait bien d'un calmar géant du genre Architeuthis de 47 pieds (14,30 m) de long, pour un poids évalué à une demi-tonne. C'est d'ailleurs le plus grand spécimen officiellement capturé au cours du vingtième siècle. Un fragment en est conservé au Muséum d'Histoire Naturelle de Vienne (Autriche).
Alors, le lusca d'Andros, pieuvre ou calmar géant ? Pour Bruce Wright, comme pour le Dr. Voss, c'est la deuxième hypothèse qui est la bonne, en raison du cas précédent, comme le rapporte encore Gerald L. Wood :
"Bien que le scuttle géant, comme on le nomme aux Bahamas, soit traditionnellement un immense octopode, le Dr. Voss dit que toutes les observations de grands céphalopodes dans le Gulf Stream au large de la Floride se rapportent à des calmars géants Architeuthis qui sont tout à fait communs dans cette région, mais qui sont vite mangés par une population de requins assez nombreuse, quand ils sont mutilés et entraînés vers la surface. Il mentionne également que la tête et la couronne brachiale d'un individu recueilli au large de Bimini par un patron de bateau-charter dans les années 60 pesait approximativement 500 livres (227 Kg), et devait provenir d'un gros spécimen."Il convient de nuancer quelque peu ces propos : interrogé par mes soins sur ce "nouveau" spécimen, le Dr. Voss me répondit qu'il s'était trompé, et que le calmar du Combat et celui-ci ne faisaient qu'un ; la capture avait eu lieu au large de Bimini et non d'Andros... Voilà qui devient clair comme de l'encre de céphalopode, puisque le spécimen du Combat est presque complet, alors que Voss parle de fragments pour l'autre. Il serait plus crédible dans ses attaques contre les poulpe colossal des Bahamas s'il avait lui-même les idées plus claires sur ses propres "enfants", car j'en suis toujours à me demander quelle est la bonne version des faits.
Ceci dit, affirmer comme le Dr. Voss, que toutes les observations de grands céphalopodes faites dans la région se rapportent à des calmars est excessif. A l'est d'Andros, dans ce canyon sous-marin qu'est le Tongue of the Ocean, nous avons certainement affaire avec des calmars, comme dans le cas de l'observation de Dick Birch et dans la capture du Combat (à moins qu'elle ait eu lieu au large de Bimini !) -- je laisse de côté pour l'instant de côté le scuttle mort dépassant 18 pieds observé par le guide de Bruce Wright. Par contre, le cas du lusca est assez différent : comme on l'a déjà vu, et comme cela va encore être confirmé par la suite, celui-ci est unanimement associé aux blue holes, voire aux lacs et aux banana holes de l'intérieur d'Andros, bref au réseau de grottes immergées des Bahamas. Que diable un calmar, animal nageur pélagique par excellence, viendrait-il faire dans des cavernes et des tunnels sous-marins ? C'est là un biotope typique de poulpe, pas de calmar !Ne quittons pas Bruce Wright sans mentionner une observation dont il a été le témoin, mais qu'il n'a pas citée dans son article sur le lusca. On en trouve la trace dans le livre de Simon Welfare et John Fairley : Arthur C. Clarke's mysterious world (1980), traduit en français (avec énormément d'erreurs) l'année suivante. Cette observation avait eu lieu en 1964, lorsque Bruce Wright était allé examiner une énorme charogne échouée sur un récif au large de Caicos, au sud-est des Bahamas :
"Le vent soufflait droit sur la côte et le bateau n'aurait pas pu accoster. Nous n'avions pas de dinghy. Au moment où nous nous sommes mis à l'eau, la vue d'un barracuda nous a dissuadés de nager jusqu'à la carcasse. Je l'ai observé [sic] et photographié [re-sic] du plus près que nous avons pu, c'est-à-dire 18 mètres environ de distance. C'était une simple masse de chair ayant la forme d'un cigare, sans bouche, sans nageoires pectorales ni caudales, sans yeux et sans évents. Elle mesurait plus de 15 mètres de long et avait environ 3 mètres de diamètre."Et après avoir mentionné l'expédition du Seaquarium de Miami au large de Bimini en 1964, Welfare et Fairley ajoutent :
"C'est dans la même région située au large des côtes de la Floride qu'un matelot nommé J.C. Martin affirme avoir vu, à la fin de la seconde guerre mondiale, un énorme poulpe flottant à côté de son bateau."Il va sans dire que je m'empressai de demander des précisions à Simon Welfare, de la Yorkshire Television Limited. C'est en effet dans le cadre de la préparation d'une série télévisée britannique sur les énigmes de la planète, réelles ou supposées (OVNI, comète de la Toungouska sibérienne de 1908, pétroglyphes géants du plateau de Nazca au Pérou, et autres délices favoris des "atlantomanes" -- mais aussi diverses affaires cryptozoologiques), que ces deux témoignages avaient été recueillis. Notons qu'ils n'apparaissent pas à l'écran, dans le montage définitif de la série.
Alors que Welfare m'avait promis de m'aider, j'eus beau le relancer à plusieurs reprises, lui envoyer copie de mes articles comme de documents inédits tirés de mes dossiers, il me fut impossible d'obtenir quoi que ce soit d'utilisable. Il faut reconnaître que c'est là un curieux procédé, qui fait obstacle à la recherche scientifique au profit d'une conception viciée du journalisme. Ajoutons que pour les divers épisodes relevant de la cryptozoologie, Welfare et Fairley avaient été reçus pas moins de 3 jours par Bernard Heuvelmans, le fondateur de cette discipline, dans son Centre de Cryptozoologie de Verlhiac (Dordogne), et qu'il leur avait ouvert généreusement ses archives, uniques au monde. Or dans la série télévisée, non seulement c'est l'écrivain de science-fiction Arthur C. Clarke, parfaitement incompétent en la matière, qui donne son opinion sur les différentes affaires d'animaux mystérieux, mais encore l'interview d'Heuvelmans a finalement été escamotée, et ce dernier ne joue qu'un rôle mineur ! Les deux auteurs lui avaient promis de lui communiquer toute information inédite qu'ils découvriraient au cours de leur enquête : ils se sont bien gardés d'y donner suite ; du reste, ils n'ont même pas eu la délicatesse de lui envoyer un exemplaire de leur ouvrage !En désespoir de cause, j'eus l'idée d'écrire à la North Eastern Wildlife Station, dont Bruce Wright, décédé entre-temps, avait été directeur. C'est ainsi que je pus me procurer un article de ce dernier, ayant paru dans la revue de chasse et de pêche Field and Stream de décembre 1965, mentionnant l'échouage de Caicos :
"Je demandai si l'on n'avait pas vu de grands cachalots dans les parages de Caicos. On me dit que si. De fait, un spécimen mort s'était échoué récemment sur le récif frangeant au nord. Aussi nous allâmes le voir en un endroit situé à environ 40 miles [75 Km] de distance, de l'autre côté de l'île. Nous décidâmes de couper à travers une des passes pour éviter la mer agitée sur le côté au vent. Le cétacé gisait sur un rivage battu par le vent et entouré de rochers, que l'on ne pouvait atteindre qu'en plongeant dans l'eau. Autour du cétacé, l'eau était d'un rouge terne et de grands tourbillons montraient qu'il avait de la compagnie. Je déconseillai formellement de se mettre à l'eau. Nous photographiâmes la carcasse depuis le bateau à une distance aussi courte que possible, mais nous ne pûmes pas l'examiner aussi en détail que je l'aurais souhaité. Elle avait 70 pieds [21 m] de long, et la queue avait été emportée par des requins qui étaient à l'uvre autour du cétacé."Si les circonstances n'avaient pas été rapportées dans les deux versions, on aurait du mal à croire qu'il s'agit du même échouage, et pourtant aucun doute là-dessus : voilà qui illustre une fois de plus la nécessité de toujours remonter à la source de l'information !
Il faut en effet s'en tenir à la version du magazine cynégétique et halieutique américain : écrite par Bruce Wright lui-même et non par un tiers, rédigée peu après les faits et non une quinzaine d'années plus tard, c'est bien celle qu'il faut prendre en considération en cas d'ambiguïté.
Que la longueur de l'animal soit passée de 70 pieds (21 m) à 50 (15 m), n'est guère surprenant, les souvenirs ayant tendance à s'estomper à mesure que le temps passe (en général, c'est plutôt à une dilatation des longueurs que l'on assiste !).
En tout cas, il est hors de doute que cet échouage n'a que faire avec le dossier du poulpe colossal, car il est incontestable que Bruce Wright, comme il l'écrit d'ailleurs lui-même, n'a observé que le cadavre d'un grand cachalot : la taille de l'animal (15 à 20 m de long, pour 3 m de diamètre), la forme générale du corps (fusiforme), ne laissent aucun doute à ce sujet.
De plus, l'eau autour du cadavre était rougie de son sang : c'est donc qu'il contenait de l'hémoglobine, le pigment responsable de la couleur rouge du sang des vertébrés. Chez les céphalopodes, au contraire, ainsi que je l'ai signalé dans le précédent chapitre à propos de l'échouage de Saint-Augustine, le pigment sanguin assurant les échanges gazeux est l'hémocyanine, de couleur bleu pâle (on parle du sang "hyalin" des céphalopodes).
Bien sûr, on ne saurait exclure un poulpe dont le sang serait à base d'hémoglobine -- admettons même qu'il en soit ainsi ; de toute manière, si l'allure de la carcasse avait à l'époque (en 1964) un tant soit peu intrigué Bruce Wright, il n'aurait pas manqué de le signaler dans son article de Field and Stream en 1965. Il aurait encore eu l'occasion de le faire dans son article sur le lusca d'Andros en 1966, car il aurait à coup sûr fait le rapprochement, s'il était fondé, avec ce monstre tentaculaire de la tradition bahaméenne. Ne l'oublions pas, Bruce Wright était un naturaliste d'une grande ouverture d'esprit à l'égard de la cryptozoologie, comme on souhaiterait la voir chez bien des zoologues : il s'intéressa notamment aux observations de pumas dans le nord-est canadien, à des centaines de kilomètres de leur aire de répartition connue (sujet auquel il consacra un livre), aux monstres lacustres canadiens, et même au sasquatch des Indiens de Colombie britannique, que les Blancs américains appellent plutôt bigfoot ("grand pied"), cette créature bipède, humanoïde et velue de très grande taille qui défraye la chronique outre-Atlantique.
Ce n'est que plus tard que j'appris le fin mot de cette histoire : à la suite de l'article de Forrest G. Wood dans Natural History de mars 1971, c'est Bruce Wright lui-même qui écrivit à Wood pour lui faire connaître son article sur le lusca d'Andros, qu'il songeait désormais à rapprocher de l'Octopus giganteus, certainement avec raison. Il lui faisait également part de sa propre observation d'un cadavre non-identifié au large de Caicos, pour lequel il faisait le même rapprochement, cette fois inconsidérément comme je viens de le démontrer. Il est vrai que la photographie que Bruce Wright avait envoyée à Wood ne rappelait pas, à première vue, un cachalot.Allons ! Il faut nous débarrasser sans remords de ce témoignage inopportun (et de ce cadavre encombrant !). Restait donc l'observation de J. C. Martin au large de Bimini, également citée par Simon Welfare et John Fairley. Quelle ne fut pas ma stupéfaction d'apprendre bien plus tard que, là encore, ce John C. Martin, jadis de l'U. S. Navy, et résidant à San Diego (Californie), avait lui aussi écrit à F. G. Wood, toujours à la suite de son article pour Natural History, pour lui faire part de son observation d'un poulpe géant. Mais cédons plutôt la parole à Gerald L. Wood, qui a reproduit la lettre de John C. Martin à son homonyme dans la deuxième édition de son Guinness Book of Animal Facts and Feats (1976) (ce passage a été omis dans la troisième édition de 1982, à laquelle j'avais eu initialement accès) :
"En 1941, j'étais chef de groupe dans la première division à bord du navire U. S. Chicopee A0-41. Ma section était de garde pendant le deuxième quart de deux heures, surveillant l'apparition de périscopes ou toute autre manifestation de l'ennemi. Le vaisseau avait quitté Baton Rouge, en Louisiane, avec une cargaison de carburant pour l'aviation, en direction de Portland, dans le Maine.
"C'est à la fin du mois de mars ou d'avril que le navire faisait route au large de la côte de Floride, grosso modo dans la région de Fort Lauderdale/Saint-Augustine. Droit devant nous apparaissait quelque chose de mort sur la surface de l'eau, que l'on ne pouvait pas décrire facilement. Nous nous approchâmes, cela ressemblait à un énorme tas de varech brun. Lorsqu'il arriva en vue, il n'y eut plus de doute sur son identité. Les replis de ses bras étaient enroulés comme d'énormes anneaux de cordage en manille. Cependant, les anneaux avaient plus de 36 pouces [91 cm] de circonférence. Je fis cette dernière déduction à partir de mon tour de taille à cette époque [...]."
"Mr. Wood dit qu'il apprit de ce correspondant que lorsque cette apparition alarmante fut observée, il y avait assez de lumière pour une bonne visibilité. Il affirmait aussi que la créature mesurait environ 9,14 m (30 pieds) de diamètre et que "ses bras semblaient avoir une longueur égale ; enroulés, mais bougeant lentement". Le polype géant fut apparemment observé par tous les membres de l'équipe de tir de Martin, et des détails furent donnés à l'officier de quart, mais l'incroyable rencontre ne fut pas enregistrée sur le journal de bord."John Martin avait sa petite idée sur la présence de ce monstre marin : peu de temps avant leur arrivée dans ces parages, deux destroyers avaient, comme il l'écrit avec cynisme, "réarrangé l'écologie" de la région "comme pour un 4 juillet sous-marin" (la fête nationale américaine : en France, nous dirions un 14 juillet).
Voici donc un des rares témoignages localisés à peu de distance de la côte de Floride, mais il s'agissait d'un spécimen mort, ou en tout cas moribond : il pouvait très bien, comme cela a été suggéré pour le spécimen de Saint-Augustine, avoir été charrié par le courant de Floride depuis les Bahamas occidentales.
En ce qui concerne les dimensions, les "replis" ou "anneaux" formés par les bras, suivant une attitude familière des poulpes, ont été estimés à 36 pouces (91 cm) de circonférence, ce qui correspond à 29 cm de diamètre pour une section circulaire. C'est là le même ordre de grandeur que le diamètre des bras du spécimen de Saint-Augustine donné par le Dr. DeWitt Webb (10 pouces, soit 25 cm, au niveau de la section, située à 11 m de la racine).
Le "diamètre" de la créature serait de 9,14 m. C'est Gerald L. Wood qui convertit systématiquement les unités anglaises en unités du système métrique, avec une précision qui confine à l'absurde. Il faut s'en tenir à un chiffre rond de 30 pieds, donc 9 mètres. Je me demande ce qu'il faut comprendre par "diamètre", certainement pas le diamètre du corps : il est beaucoup plus vraisemblable que Martin fait allusion au diamètre de l'ombrelle, la membrane qui relie les bras en général près de leur base, bien que chez certaines espèces d'octopodes elle atteint l'extrémité des bras.
Quant aux bras, repliés sur eux-mêmes, leur longueur est encore plus difficile à estimer. La méthode consistant à dérouler "par la pensée" mène presque toujours à des erreurs importantes dans un sens ou dans l'autre : tentez l'expérience avec une corde enroulée sur elle-même ou faisant des ondulations, vous m'en direz des nouvelles ! Reste que la longueur des bras estimée à 30 pieds (9 m) est en soi impressionnante.
Ce qui est sûr en tout cas, c'est que ce "polype" était de dimensions colossales. Bref, je pense que ce témoignage doit être retenu provisoirement, en dépit de ses imprécisions, l'ensemble du témoignage ayant un ton de sincérité indéniable.Mais revenons au lusca d'Andros.
Un ingénieur chimiste de Toronto (Canada), George J. Benjamin, a lui aussi enregistré cette tradition, à laquelle il a fait allusion dans un article pour le magnifique magazine américain, toujours superbement illustré, National Geographic de septembre 1970, consacré à ses plongées dans les blue holes des Bahamas. Passionné de plongée sous-marine, Benjamin explore en effet les blue holes d'Andros (il y en a des centaines !) depuis des années, dès qu'il peut se libérer de son travail. Il a notamment accompagné l'équipe Cousteau lors de son expédition blue hole de 1970.
A la fin des années 1950, Benjamin se trouvait à bord d'un petit bateau mené par un guide Noir, et il se préparait à plonger dans un des nombreux blue holes d'Andros. Je ne peux résister au plaisir de citer ici les réflexions du guide, formulées dans un délicieux pidgin english, dont voici une traduction en "petit nègre" bien sûr très approximative :"Toi descendre là, et lusca, "Celui aux mains" [Him of the hands], sûr attraper toi !", me prévint-il.
"Le lusca, disait-il, était une terrible créature comme un poulpe ou un calmar monstrueux. Si l'on s'aventurait trop près d'un blue hole, le lusca projetterait ses tentacules dans le bateau, et "quand les mains tenir toi, toi mort, missié !" Les trous, disait l'homme, étaient pleins de squelettes des victimes du lusca.
"Moi me rappeler la fois un lusca stopper un deux-mâts dans l'eau. Lui entourer le gouvernail, et avec les mains libres, lui palper le pont. Quand la main toucher un homme, y avoir un plouf dans l'eau, et homme et lusca partis tous deux."
"Quelques semaines plus tard, disait-il, il avait perdu un bateau et un moteur hors-bord tout neuf à cause du lusca. Le bateau avait dérivé de son mouillage, entraîné trop près de ce blue hole, et le lusca avait projeté ses "mains" et l'avait englouti."Benjamin plongea malgré les avertissements de son guide, et s'il ne rencontra pas le lusca (il valait mieux pour lui, soit dit en passant), il retrouva effectivement le bateau dans le blue hole, à moitié enfoui dans le sable.
Une expédition blue hole à caractère scientifique a eu lieu au début des années 1970. Comprenant notamment une spécialiste de la biologie marine, Kathy Sellers, l'expédition fit l'objet d'un film de la série télévisée britannique Survival, diffusé en 1972. Et Kathy Sellers elle aussi entendit parler du lusca, surnommé également "Him of the hairy hands", "celui aux mains velues", qui a fit l'objet d'un article de Colin Willock :
"Les insulaires d'Andros juraient que cette créature ressemblant à un calmar géant, vivait dans les profondeurs bleutées insondables. Elle ne se contentait pas de dévorer les êtres humains, mais encore, disait-on, elle avait englouti une goélette trois-mâts et son équipage."L'expédition ne vit pas de lusca, mais voilà qui recoupe ce que nous savions d'après Cousteau, Bruce Wright et George Benjamin.
La mention des "mains velues" est assez déconcertante. Bien sûr, toute créature mystérieuse finit par être affublée de traits fantasmagoriques, dont on peut cependant trouver l'origine : que l'on songe à cet égard à la licorne, initialement décrite par Ctésias, en qui l'on reconnaît le rhinocéros de l'Inde, devenu, après maints enjolivements successifs un cheval à la corne d'ivoire torsadé (par confusion avec la dent de narval, un cétacé des mers boréales !). Le plus souvent, le lusca est surnommé "Him of the hands", "celui aux mains", autrement dit "celui qui possède des bras", ce qui n'est pas plus bête que notre mot de poulpe, issu du vieux français polype, lui-même provenant du grec polypos, "plusieurs pieds". Mais pourquoi des mains velues ? Peut-être faut-il interpréter ces "mains velues" par le fait que les bras du monstre seraient garnis de villosités pouvant faire penser à des poils...Un autre biologiste, Robert Palmer, entendit également parler dans les années 1980 du lusca, "mi-poulpe, mi-requin", dans ces mots :
"Le lusca, missié, ça être son trou. Lui engloutir notre bateau là. Tous les coquillages et les langoustes, être là maintenant. Nous avoir chance lui pas nous attraper. Le bateau aussi être là. Ce lusca, lui mauvais, missié !"Retenons de cet incident que le lusca semblait être amateur de coquillages et de crustacés, comme c'est le cas de la plupart des poulpes.
Avant de quitter les blue holes, il faut encore citer une brève mention, tirée du livre de P. H. J. Barratt Grand Bahama (1972), consacré à l'île la plus occidentale de l'archipel, et, incidemment, la plus proche de Saint-Augustine. Après avoir expliqué la géologie des Bahamas, Barratt mentionne l'existence de blue holes à Grand Bahama, dont un, à 10 miles au nord-est de Hawksbill Creek, large et profond d'une soixantaine de mètres :
"Toute une variété d'animaux marins exotiques, réels ou imaginaires, vivent dans le trou : parmi ceux-ci un calmar géant, un mérou patriarcal, une vache de mer et (observé personnellement) un requin nourrice long de 5 pieds [1,50 m]."A première vue, on pourrait croire à un inventaire faunistique à la Prévert, où ne manquerait qu'un raton-laveur ! Pourtant, à bien y réfléchir, tout cela est parfaitement plausible, encore que tous ces animaux n'ont pas dû s'y trouver au même moment. Les requins-nourrices sont bien connus dans la région, et ils sont de murs plutôt cavernicoles. Au surplus, l'un d'eux a été observé par l'auteur.
Le "mérou patriarcal" est non moins vraisemblable : il est de fait qu'il vit dans les eaux tropicales de l'Atlantique occidental des serranidés énormes, de deux mètres de long et plus.
La "vache de mer" est en fait le lamantin (Trichechus sp.), que l'on trouve jusqu'aux Antilles, et dont un individu se sera fourvoyé dans le blue hole. Avec ses mamelles pectorales et sa queue aplatie dans le plan horizontal (comme celle des baleines), il a donné naissance au mythe de la sirène, d'où le nom de siréniens donné à l'ordre zoologique auquel il appartient avec le dugong (Dugong dugong) et la rhytine de Steller (Hydrodamalis gigas), supposée disparue au milieu du 18° siècle.
Quant au "calmar géant", il s'agit encore une fois de notre poulpe colossal, vu le biotope qui lui est prêté. Forrest G. Wood, à qui j'avais exposé mon hypothèse d'un habitat lié aux blue holes, n'était pas convaincu de sa justesse : selon lui, il n'y a pas de blue hole à Grand Bahama, où il avait recueilli le témoignage de Duke. Or, Wood se trompait sur ce point ; et il me semble très significatif au contraire de constater que pour les deux îles où Wood recueillit des témoignages circonstanciés (à savoir Grand Bahama, auprès de Duke, et Andros, auprès du commissaire de l'île), la tradition établit une relation directe avec les blue holes.Pour Benjamin et Willock, le lusca ne serait qu'une personnification du siphon. Il est vrai que les blue holes, à cause de leur géologie, entraînent l'apparition de courants très puissants, et de phénomènes de siphon liés aux marées, ou encore au fait que l'eau de pluie, se mélangeant difficilement à l'eau de mer, provoque localement une surpression, et donc, en vertu du principe des vases communicants, fait bouillonner comme un geyser à un autre blue hole relié au premier.
Cette hypothèse est ingénieuse, et je la retiendrais peut-être s'il n'y avait que la tradition du lusca. Or, nous possédons aussi des rapports circonstanciés à Andros même, dont celui de l'Island Commissioner de Bimini, cité par F.G. Wood. Il serait d'ailleurs curieux, et même à vrai dire franchement suspect, qu'une créature aussi énorme et donc dangereuse (ne serait-ce qu'en raison de sa masse), ne fût connue que par des témoignages et pas par tradition.
Il semble donc que la tradition du lusca, si elle repose sur un phénomène géologique et hydrologique, ait été alimentée également par des observations d'un grand céphalopode, jusqu'à devenir une version mythifiée d'un poulpe colossal. Cette tradition est partiellement fondée sur des observations réelles de grands céphalopodes, mais aussi sur la terreur bien légitime qu'engendrent des créatures aussi énormes. Cette terreur est, pour une part, irrationnelle et démesurée : toutes les disparitions d'embarcations ou d'individus sont attribuées au lusca sans autre forme de procès, alors que les causes les plus diverses peuvent être évoquées.
Si d'ailleurs le lusca n'était que la personnification du tourbillon, pourquoi les indigènes lui auraient-ils donné les traits d'un poulpe géant ? Parce que la peur d'être englouti se personnifie à merveille dans la pieuvre ? Soit, mais alors pourquoi le maëlstrom au large de la Norvège, et d'autres tourbillons tout aussi dangereux, n'ont jamais subi une tel processus de mythification ? Souvenons-nous de l'Odyssée d'Homère, inépuisable réservoir de mythes, depuis les Cyclopes jusqu'aux Sirènes : n'est-il pas significatif qu'on y trouve, proches mais pourtant bien distincts, Charybde (personnification du tourbillon) et Scylla (dans lequel on a voulu voir le prototype d'un poulpe géant) ?
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