Institut Virtuel
de
Cryptozoologie
 

   

LE DOSSIER DU POULPE COLOSSAL
par Michel Raynal

  (dernière mise à jour : 10 mai 2003)

 

    L'existence d'une espèce de poulpe colossal, qui sembla un temps attestée par l'échouage de Saint-Augustine, souleva une foule de questions et de débats. Et tout d'abord, la plus simple de toutes, mais qui conditionne toutes les autres...

 

Mais où vit-il donc ?

    Il semble que certains aient eu quelque réticence à se poser cette question, y compris ceux qui ont enquêté sur l'affaire du monstre de Floride, et admettaient qu'il s'agissait d'un poulpe géant. Bernard Heuvelmans n'y faisait même pas allusion dans la deuxième édition (1974) de son livre, à vrai dire faute de place ; quant à Rémy Gantès, il écrivait dans son livre pour la jeunesse Le mystère des pieuvres géantes (1979), surtout consacré aux calmars géants :

"[...] le rebondissement de l'affaire du monstre de Floride prouve qu'il existait au siècle dernier des pieuvres faisant au moins trois fois le poids des plus gros calmars que nous connaissions."

... ce qui est une façon de refermer un peu vite le dossier ! Soyons juste, il émettait par ailleurs un avis un peu moins définitif :

"Il existe donc, ou il existait encore tout récemment, dans l'Atlantique, des pieuvres du gabarit de celle que représente l'ex-voto de la chapelle Saint-Thomas à Saint-Malo, capables, par leur masse, de mettre un navire en danger."

    Car enfin, il est bien évident que si la créature échouée à Saint-Augustine en Floride en 1896 était bien un poulpe colossal, comme on pouvait le penser à une époque, ce ne pouvait pas être un spécimen unique, ce ne pouvait pas être le seul représentant de son espèce ! Il était logique de supposer l'existence, quelque part dans les océans, et selon toute vraisemblance dans l'Atlantique nord, toute une population de pieuvres géantes... Mais où précisément ?

    Le premier à émettre un avis quelconque sur leur aire de répartition fut le professeur Addison Emery Verrill en 1897. C'était bien sûr au moment où il estimait que le monstre de Floride était bien un poulpe géant. Il en a touché un mot dans son article pour l'American Journal of Science de février 1897, mais c'est en fait dans le New York Herald du 14 février qu'il a donné le plus de détails sur son hypothèse. Par la suite, comme on l'a vu, Verrill allait changer d'avis sur l'identité du monstre au vu des échantillons envoyés par le Dr. Webb, ce qui explique qu'il n'ait pas exposé en détail ses vues sur la question dans une revue scientifique :

"Où que se trouve l'habitat de cette créature, il doit en exister des centaines ou des milliers de son espèce, probablement d'une taille égale, faute de quoi elle ne pourrait pas se maintenir. Son habitat est probablement le large plateau qui s'étend à quelques 200 miles [370 Km] au large des côtes de Caroline du Sud, de Géorgie, et du nord de la Floride, où la profondeur augmente très rapidement jusqu'à 200 toises [env. 400 m]."

    Cette localisation se basait essentiellement sur les témoignages de baleiniers qui, dans cette région, avaient observé des cachalots à l'agonie, après qu'on les eût harponnés, vomissant d'énormes fragments de bras de céphalopodes, avec des ventouses "larges comme des assiettes". Mais rien ne nous autorise à les attribuer à des poulpes plutôt qu'à des calmars (et réciproquement d'ailleurs, comme aurait dit l'humoriste Pierre Dac...).

    C'est encore le biologiste Forrest G. Wood, dans son mémorable article pour Natural History de mars 1971 réhabilitant l'Octopus giganteus, qui a le premier émis l'hypothèse que ces poulpes géants vivraient dans les parages des îles Bahamas.
    En mars 1956, donc un an avant qu'il ne commence son enquête sur l'épave de Saint-Augustine, il avait été envoyé en mission d'étude à West End, qui, comme son nom l'indique, se trouve à l'extrémité occidentale de l'île de Grand Bahama, où il avait engagé un guide de pêche local nommé Duke, particulièrement au fait de la faune sous-marine environnante.
    Un soir, à bord du dinghy de Duke, Wood se souvint de vagues rumeurs sur des "scuttles géants" dont il avait entendu parler en 1950-1951, alors qu'il travaillait au Lerner Marine Laboratory de Bimini, aux Bahamas :

"Scuttle [écrit Wood] est le mot bahaméen pour poulpe -- peut-être un heureux mélange de cuttle et d'un terme descriptif pour la manière dont les poulpes glissent sur le fond."

    Cuttlefish désignant la seiche, cette explication est très plausible, mais il est fort troublant de remarquer que le verbe to scuttle veut dire "saborder", ce qui n'est pas sans rappeler la légende du poulpe naufrageur... Quoi qu'il en soit, les pêcheurs des Bahamas font une nette distinction entre les petits poulpes communs et ces mystérieux scuttles géants :

"Je demandai à Duke s'il avait jamais entendu parler de scuttles géants dans les parages de West End [poursuit Wood]. Nullement surpris, il dit que oui ; alors, il commença à me dire quand, où et par qui ils avaient été vus. Bien que je ne me rappelle pas les dates, les noms et les lieux, je me souviens parfaitement que, selon Duke, la plus récente rencontre remontait à une dizaine d'années. Untel en avait vu un au large de tel ou tel îlot. Et il y avait eu, à sa connaissance, deux observations plus anciennes."

    A l'époque, Wood était loin de croire à l'existence de poulpes géants, aussi ne prêta-t-il pas grande attention à ces rumeurs. Tout cela serait donc assez vague, et l'on serait tenté de n'y voir que des racontars de pêcheur, si Duke n'avait pas précisé la taille que peuvent atteindre ces créatures : 75 pieds (23 m) pour la seule longueur des bras ! (Duke avait désigné un immeuble éloigné de cette distance pour rendre compte de leur longueur). C'est précisément l'estimation la plus timide faite par le Pr. Verrill de la longueur des bras du monstre de Floride, dont Wood n'entendit parler que l'année suivante.
    Duke ajoutait que ces créatures ne s'aventurent dans les hauts-fonds que malades ou mourantes, et qu'elles ne présentent de danger pour les pêcheurs que si elles peuvent simultanément atteindre la surface avec un de leur bras, tout en s'accrochant au fond avec un autre. Voilà qui me paraît très significatif : les poulpes sont presque inoffensifs entre deux eaux, et il est bien connu des plongeurs qu'il "suffit" (c'est plus facile à dire qu'à faire !) de les retourner pour les mettre groggy ; si au contraire ils disposent d'un point d'ancrage, ils peuvent résister à des tractions considérables (environ 200 Kg pour "décoller" un poulpe d'une dizaine de Kg, accroché au sol avec ses huit bras !), ou inversement exercer eux-mêmes des tractions comparables.

    Quelques jours plus tard, Forrest Wood discutait avec un autre interlocuteur, Island Commissioner de Grand Bahama, qu'il questionna à son tour sur ces monstres. Celui-ci lui parla aussitôt d'une époque où, âgé d'une douzaine d'années (Wood précisant qu'il avait la quarantaine, cela devait se passer vers 1925-1930), il était allé pêcher au large de l'île d'Andros, avec son père et une autre personne, par quelque 180 m de fond. Et soudain :

"Son père avait accroché quelque chose -- le fond, pensa-t-il tout d'abord. Il pouvait ramener la ligne, mais lentement, comme si elle tirait un très gros objet. Quand le bout de la ligne fut visible, bien qu'encore à bonne profondeur dans l'eau claire des Caraïbes, ils purent y voir un énorme poulpe accroché. Se détachant lui-même de l'hameçon, le poulpe monta vers la surface et se colla à la quille de leur bateau, mais finalement il lâcha prise, et disparut dans les profondeurs."

    L'informateur de Wood en avait été quitte pour la peur, et s'il ne se souvenait pas de la taille exacte de l'animal, il affirmait néanmoins qu'elle était sans commune mesure avec celle des petits poulpes communs auxquels il était habitué.
    A ceux qui douteraient qu'on puisse ainsi pêcher et remonter à la ligne un tel monstre, dont le poids se chiffre par tonnes, je ferai remarquer que, celui-ci étant resté toujours immergé, la poussée d'Archimède annulait son poids (heureusement d'ailleurs, sans quoi l'embarcation aurait coulé !). Quant à l'heureuse issue de cette partie de pêche mouvementée, elle illustre parfaitement les propos de Duke sur les scuttles géants de Grand Bahama : pour si grand qu'il ait pu être, le poulpe de l'Island Commissioner ne pouvait pas simultanément s'agripper au fond avec un bras et atteindre la surface avec un autre -- un tel grand "écart" de 180 m étant trois fois supérieur à l'envergure supposée du monstre de Saint-Augustine ! Se trouvant donc entre deux eaux, ne disposant d'aucune prise, son poids annulé par la poussée d'Archimède, le poulpe d'Andros ne pouvait qu'être sinon inoffensif, en tout cas moins dangereux que sa taille ne le laissait craindre.

 

Jusqu'en Floride ?

    Un étudiant américain en biologie, mon excellent ami Gary S. Mangiacopra, a repris cette hypothèse d'un habitat localisé dans les Bahamas, dans une série d'articles publiés en 1975-1977 dans la revue malacologique Of Sea and Shore, très appréciée des collectionneurs de coquillages. Gary est un remarquable cryptozoologue, qui n'hésite pas à consulter des dizaines d'années de tel ou tel journal d'un port U.S., pour y trouver mention d'une observation inédite de monstre marin (j'avoue très humblement n'avoir pas un tel courage...). En particulier, après trois années de recherches bibliographiques, il a pu débrouiller considérablement l'affaire de Saint-Augustine et en faire un historique d'une grande clarté, qui m'a beaucoup aidé pour ce dossier.
    Il a également fait remarquer que le courant de Floride, qui longe la côte américaine du sud de la Floride jusqu'au cap Hatteras (Caroline du Nord), aurait pu parfaitement transporter le cadavre d'un poulpe géant depuis les Bahamas occidentales -- précisément là où Wood avait recueilli les témoignages précédents -- jusqu'au lieu d'échouage de Saint-Augustine.
    Gary Mangiacopra a également suggéré la possibilité que l'habitat d'Octopus giganteus pourrait en fait s'étendre jusqu'à la côte orientale de Floride elle-même. A l'appui de cette idée, outre bien sûr l'échouage de Saint-Augustine, qui s'expliquerait ainsi encore plus simplement, mon ami Gary, infatigable rat de bibliothèque, a exhumé une coupure de presse du New Haven Evening Register du 22 février 1897, intitulée "bataille avec un poulpe", par ailleurs qualifié d'énorme. Elle conte la mésaventure survenue au juge Theodore Tuttle, de New Haven (Connecticut), alors qu'il était en train de pêcher au large de Palm Beach, sur la côte est de la Floride :

"Soudain, un long tentacule frémissant passa par dessus le bord du bateau et se fixa à sa main. Saisissant une hachette, il le sectionna. Un autre fit irruption à la suite du premier, et puis un autre par dessus la poupe du bateau, et deux ou trois autres par le côté. Le juge assénait de nombreux coups, tranchant les tentacules aussi vite qu'il le pouvait.
"L'un d'eux s'enroula autour de son cou, et un autre autour de son bras droit. Changeant la hachette de main, le juge arriva à les sectionner tous les deux à la fois. Alors, la créature elle-même apparut, et plusieurs autres tentacules.
"Le juge saisit un couteau à poissons et le plongea dans le monstre, puis frappa plusieurs fois la tête avec la hachette.
"Le poulpe finit par succomber et coula, et le juge rama vers la côte, ressentant une douleur aiguë là où les tentacules l'avaient touché. On lui appliqua des lotions, et après quelques heures il était rétabli."

    Ce dernier détail est très surprenant, car les ventouses de poulpe ne sauraient blesser (pas plus en tout cas que des ventouses médicales) : seules les ventouses des calmars, qui sont comme dentelées, peuvent infliger des blessures -- par exemple sur la peau des cachalots. La "douleur aiguë" pourrait faire penser à une réaction inflammatoire ou allergique : il est de fait que certains poulpes sont particulièrement dangereux à ce point de vue. La morsure d'Octopus briareus, un petit poulpe vivant précisément sur la côte de Floride, peut causer une inflammation et un léger étourdissement. Dans les eaux australiennes, la véritable terreur locale, presque au même titre que les requins, est un poulpe minuscule, mesurant à peine une dizaine de centimètres de diamètre et ne pesant qu'une centaine de grammes, Hapalochlaena maculosa et H. lunulata (on en connaît en effet deux espèces). On dit que le venin injecté en une seule morsure par ce monstre marin miniature est capable de tuer jusqu'à sept personnes ! Il s'agit d'un venin neurotoxique, c'est-à-dire qui s'attaque au système nerveux, et la mort survient par arrêt respiratoire. En règle générale, cependant, dans le monde animal, le poison reste l'arme des faibles, des "petits" : les "gros" ont pour eux la masse et la force, il est rare qu'ils aient aussi le poison. Si donc l'animal qui avait agressé le juge Tuttle était bien un "poulpe énorme", il est peu probable que ce soient ses morsures qui lui aient infligé cette "douleur aiguë"... ou alors, il n'était justement pas énorme.
    Pourtant, comme il n'est pas question de morsure, mais de simple contact avec les tentacules, et si le récit a été rapporté avec suffisamment de fidélité, on pourrait songer, comme je l'ai dit plus haut, à un calmar. Mais alors, une autre remarque s'impose : cet animal semble disposer d'une quantité illimitée de tentacules, à croire qu'il s'agit de l'hydre de Lerne, dont les bras repoussent aussitôt que tranchés ! Même un calmar, avec ses 10 appendices, serait en peine de disposer d'autant de ressources... C'est à se demander si le brave juge, au lieu d'un quelconque céphalopode, n'a pas été victime d'une physalie (Physalia) ou d'une grande méduse telle que la cyanée chevelue (Cyanea capillata), aux dimensions impressionnantes, et dont les filaments urticants ont dû lui infliger de cuisantes blessures.
    Quant au quotidien de New Haven qui publiait cette histoire, il était influencé par la récente affaire de Saint-Augustine, à laquelle la fin de l'article faisait d'ailleurs allusion :

"Un énorme poulpe de 40 pieds [12 m] a été rejeté sur la plage près de Saint-Augustine il y a quelques semaines, et on en a vu ici de plus petits récemment, mais c'est le premier cas d'agression dont on ait eu connaissance ici."

    On le voit, l'échouage de Saint-Augustine était présent dans toutes les mémoires à la rédaction du New Haven Evening Register, et l'on avait même copieusement exagéré la taille pourtant respectable du monstre. Cette affaire avait d'ailleurs fait l'objet d'un long article de Alpheus Hyatt Verrill, le fils du Pr. Addison Emery Verrill, dans le même journal le 14 février 1897, donc seulement 8 jours auparavant... Nul doute que le journaliste qui avait rédigé les phases de ce combat épique était encore marqué par la stupéfiante découverte du Dr. Webb ; de là à voir des poulpes géants dans tout "monstre marin" signalé dans les parages, il n'y avait pas loin...

    Une autre attaque de poulpe au large de la Floride a été rapportée par John Gibson dans son livre Monsters of the sea (1894) : c'est un scaphandrier "pied-lourd" qui en aurait été la victime, lors d'une plongée sur un bateau à vapeur naufragé au large de la Floride. L'homme fut remonté in extremis par ses camarades restés sur la plateforme de plongée ; ils tentèrent de tirer un des bras du poulpe, mais ils furent incapables de venir à bout du pouvoir adhésif d'une seule ventouse, ce qui est dur à avaler -- à moins que la ventouse ne fût de dimensions effarantes, mais aucune indication de taille n'est donnée...

    Beaucoup plus récemment, deux "témoignages" situés dans la même région ont été publiés par un tabloïd américain, le National Examiner du 05 janvier 1993.
    Jean-Louis LaRocque, de Port-au-Prince (Haïti), ayant fui la dictature haïtienne avec 14 autres réfugiés, raconta que son bateau de 17 pieds (5,10 m) avait été retourné par un poulpe géant :

"Alors ses tentacules se collèrent sur moi, et je pus sentir ses puissantes ventouses charnues essayant de m'arracher la peau du dos."

    Le boat people haïtien put s'agripper à un morceau de bois et fut secouru par un pétrolier. Apparemment, ses compagnons d'infortune n'eurent pas cette chance, ayant échappé aux griffes des "tontons macoutes" pour succomber à l'étreinte d'un céphalopode...

    Toujours selon le National Examiner, un plongeur de Cocoa Beach (Floride), Danny Boerwinkle, explorait un navire naufragé par 90 pieds (près de 30 m) de fond, lorsqu'il tomba sur un poulpe dont il n'avait jamais vu d'aussi grand. Il essaya de le photographier, mais la lumière du flash mit l'animal en fureur :

"Le monstre changea de couleur d'un brun clair à un vert iridescent. Puis, il me frappa avec un jet incroyablement puissant d'une encre nauséabonde qui m'arracha la caméra des mains."

    Si j'ai écrit plus haut "témoignages" entre guillemets, c'est que le canard en question est spécialisé dans ce type d'histoires à base d'animaux monstrueux, dont on cherche le plus souvent vainement la trace. Certes, je n'exclus pas définitivement la possibilité qu'une population de poulpes géants vive dans les parages de la Floride, notamment dans les région des Keys du sud de la Floride, dont on a souligné les ressemblances géologiques avec les Bahamas. Mais le fait est que je n'ai pas connaissance de rapports valables pour cette région.

    Dirigeons-nous donc plutôt à nouveau vers l'archipel des Bahamas, selon l'hypothèse de Forrest G. Wood, que de nouveaux éléments allaient apparemment conforter.

 

Terreur aux Bahamas

    Avant d'entrer dans le vif du sujet, il nous faut faire un sort à un canular éhonté -- jugez plutôt... Dans son ouvrage de vulgarisation sur les océans Das Meer (1968), Pieter Coll a évoqué les monstres marins, Architeuthis et autres céphalopodes, et voici ce qu'il en dit :

"Que ces animaux géants viennent par hasard dans des eaux peu profondes, fut prouvé par un combat à mort, qui se déroula il y a quelques années lors de travaux cinématographiques sous-marins dans les parages des Bahamas. On devait présenter la remontée d'un trésor du fond de la mer, lorsque soudain un des plongeurs sur le côté fut attaqué par un monstre marin caché par des algues. Un cameraman eut la présence d'esprit de filmer la scène. Le plongeur put se libérer, l'animal enveloppa alors la cloche à plongeurs et ses projecteurs, qui se dressait près de là. Ce n'est qu'après qu'un autre plongeur ait sévèrement blessé et enfin tué l'animal, et que les tentacules furent détachés des parois d'acier, que l'on parvint à hisser sur le pont la cloche avec le plongeur terrorisé. Il faut indiquer expressément à propos de ce tournage résultant d'un coup de chance, qu'il ne s'agit pas d'une maquette que l'on voit sur les prises de vues. D'ailleurs, elles ont été étudiées scientifiquement et publiées en même temps qu'un rapport circonstancié."

    Deux photographies illustraient ces propos, qui avaient un air de déjà vu, ou plus exactement de déjà lu... C'est en effet encore une fois notre toréador sous-marin, le trop fameux lieutenant Harry E. Rieseberg, qui fut la vedette (américaine !) de cette n-ième version d'un combat contre une pieuvre géante. Ce chasseur de trésors sous-marins a en effet publié des récits hauts en couleurs de ses aventures où il a décrit ses prétendus combats contre des poulpes géants dans le sud-est du Pacifique. En fait de publication "scientifique", l'origine des révélations de Pieter Coll n'est autre qu'un article du magazine populaire américain Mechanix Illustrated de février 1939, qui racontait cette "nouvelle" aventure de Rieseberg, reprise notamment par L'Illustration du 2 mai 1942.

    Ecoutons donc l'intrépide lieutenant narrer lui-même ses aventures à la troisième personne, dans son style inimitable aux envolées presque hugoliennes :

"Une cloche d'observation avec un seul occupant fut immergée au fond de la mer par 20 brasses [36 m] de fond pendant une chasse au trésor à 100 miles [185 Km] au nord de Haïti. Comme la cloche atteignait le fond, un poulpe géant de 24 pieds [7,30 m] apparut, rampant le long d'une crevasse dans le récif de corail. Dérangée par l'apparition de l'envahisseur, la créature se dressa sur ses huit bras et alla tout droit vers la cloche.
"L'observateur à l'intérieur de l'habitacle en acier fut étourdi lorsque le poulpe secoua la cloche dans une étreinte mortelle, ses bras encerclant complètement le caisson. Le poulpe étant ainsi occupé, le lieutenant Rieseberg manœuvra son robot de plongée [...] jusqu'à ce que le poulpe fût à portée des bras mécaniques du robot qui attrapèrent et coupèrent deux bras du monstrueux calmar [sic].
"La masse grise repoussante avec ses bras serpentins longs de 10 pieds [3 m] fouettait l'eau en nageant pour affronter l'envahisseur de son antre. Le poulpe ressemblait à une gigantesque tarentule, il tourna en rond comme un boxeur, se tapit sur ses huit bras... et se lança sur la cloche. Il la frappa avec une force terrifiante !
"Mourant lentement après que deux tentacules aient été tranchés par les pinces d'acier du robot, le poulpe se tordit de douleur et vomit son fluide défensif qui colora l'eau en un noir d'encre. Il se cramponna encore à la cloche d'observation dans un dernier effort pour l'écraser, mais ses bras étaient maintenant faibles et bons à rien. Après que le fluide défensif d'encre se fût quelque peu éclairci, le lieutenant Rieseberg qui avait pris des photographies de l'attaque depuis l'intérieur du robot, remonta alors à la surface, revêtit une tenue de plongée et avec une lampe à acétylène en guise de protection marcha entre les énormes tentacules inertes de cette terreur des profondeurs, dont les bras sont parsemés de ventouses d'une force de 19 livres [8,6 Kg]. Des bulles montaient en tourbillons quand mourut ce dragon des mers."

    Premier détail suspect, la localisation de cette bataille mémorable est pour le moins curieuse, car les seuls hauts-fonds à 100 miles au nord de Haïti se trouvent en fait aux îles Caicos, qui prolongent l'archipel des Bahamas au sud-est de celui-ci : alors, pourquoi ne pas le dire ainsi ? Pour brouiller les pistes ?
    On pourrait se dire tout de même que nous possédons là un témoignage assorti de photographies sur un poulpe géant aux Bahamas ou dans leur voisinage serait-ce donc la preuve matérielle de l'existence de tels monstres dans cette région ? Certainement pas, car ce nouveau récit de l'aventurier américain doit être rejeté comme les précédents pour nombre de raisons.
    Et tout d'abord, s'agit-il vraiment d'un autre combat ? On ne peut qu'être frappé de la similitude avec celui qu'il a décrit dans 600 milliards sous les mers (I dive for treasure) : la taille comparable du monstre (24 pieds de long ici, contre 24 pieds d'envergure) ; la profondeur (une vingtaine de brasses) ; les circonstances (une plongée sur une épave chargée de trésors) ; le combat lui-même (qui se termine par le découpage des bras du poulpe avec les pinces du robot) — tout est si semblable que je ne peux m'empêcher de penser qu'il s'agit d'une seule et même histoire, et que l'article du Mechanix Illustrated a servi d'ébauche pour le chapitre de son livre, plus "élaboré". Comme il n'y a aucune raison de faire confiance au premier plus qu'au second quant à la localisation de l'incident (situé au large du Pérou dans le livre), il est bien plus sage de rejeter les deux versions sans aller chercher plus loin...


Figure 1 : un des livres de Harry Rieseberg

    De toute manière, tout sonne faux dans ce récit : la posture du poulpe se dressant sur ses huit bras, comme une tarentule, relève de la plus haute fantaisie. De même, la mention de suçoirs ayant une force de 19 livres (8,6 Kg) est manifestement exagérée, et on admirera au passage la précision illusoire (19 livres, pas 20...), qui n'a d'autre but que de faire savant à peu de frais. Ce seul détail est en effet invraisemblable, et si Rieseberg a inventé un détail aussi anodin, il est plus que probable que le reste de son récit n'est qu'un tissu d'affabulations : de la même manière, dans une enquête policière, doit-on s'acharner sur des détails secondaires, car si le témoin ment à leur propos, on est en droit de suspecter la totalité de sa déposition...
    On a en effet mesuré soigneusement la force d'adhésion exercée par les ventouses d'un poulpe, et, s'il est vrai qu'elle est grande, elle reste néanmoins très inférieure aux chiffres donnés par Rieseberg. En gros, on peut admettre qu'il faut exercer une traction égale à 20 fois le poids d'un poulpe pour le décoller de son substrat lorsqu'il est fixé avec toutes ses ventouses. C'est déjà impressionnant : un poulpe de seulement 7,5 Kg (par exemple un Octopus vulgaris de quelque 1,50 m d'envergure) s'agripperait avec une force de 150 Kg ! Pour un poulpe comme celui auquel Rieseberg prétend avoir livré combat, dont le poids devrait tourner autour de 50 Kg (par comparaison avec le poulpe pointillé du Pacifique), cela donnerait une tonne !
    Un poulpe commun possède habituellement 240 ventouses par bras, soit au total 240 x 8 bras = 1920, ce qui donne une force d'adhésion de l'ordre de 500 grammes par ventouse (1000 Kg/1920) : c'est tout de même environ 17 fois moins que ce que prétend Rieseberg... Celui-ci semble d'ailleurs fâché avec les chiffres, puisqu'il parle d'un poulpe de 24 pieds (7,30 m), mais de bras de 10 pieds (3 m) seulement : en toute logique, l'envergure est de 20 pieds, pas 24 ! Et si les 24 pieds s'appliquent à la longueur totale, le corps devrait représenter plus de la moitié de cette longueur (14 pieds sur 24), ce qui n'est absolument pas le cas à en juger par la longueur relative sur les photographies.
    Dernier pied de nez au lecteur, le monstre qui fait des bulles ! Est-il besoin de le rappeler, un poulpe n'est pas un animal pulmoné, il respire par des branchies ; il est dépourvu de vessie natatoire, comme en possèdent les poissons -- enfin, rien qui puisse "dégazer", à moins que le poulpe de Rieseberg ne fût qu'une baudruche gonflée d'air, comme j'ai quelque raison de le penser. Les photographies prises par Rieseberg (figures 2 et 3), très floues (dans les eaux si limpides des Bahamas !), ne sont pas plus convaincantes que le récit, et surtout la pieuvre y est aussi peu naturelle que peut l'être une maquette articulée grossièrement exécutée...


Figure 2 : la pieuvre géante de Rieseberg.

 


Figure 3 : Rieseberg aux prises avec le monstre.

 

    Arrêtons les frais, la chose est entendue, cette "nouvelle" aventure de Harry Rieseberg n'est qu'une mystification — jamais deux sans trois ! Il se peut qu'il soit allé aux Bahamas, qu'il y ait entendu parler de poulpes géants, et même je veux bien admettre (soyons magnanimes) qu'il en ait vu un : il a d'ailleurs raconté une autre version moins fantaisiste d'un "autre" combat (et de quatre !) avec un poulpe de 24 pieds 9 pouces (7,50 m), survenu cette fois le 12 juin 1937 au large d'Ambrogian Reefs, aux Bahamas ; mais sa manie de vouloir corser ses aventures avec une dose d'horreur, de chercher à en "mettre plein la vue", ne peut que le trahir...

    Comme on pouvait le redouter, ce canular a laissé des traces au point d'embrouiller le présent dossier. C'est ainsi que le naturaliste Roland Heu, auquel on doit nombre d'observations sur la faune arctique, m'écrivait dans une lettre datée du 25 juin 1982, venue des USA où il étudiait les crocodiles de Louisiane :

"J'ai lu un article, sans doute au début des années 50, dans un magazine que je crois être Paris Match, sans pouvoir l'assurer ; l'auteur y décrivait des plongées qu'il avait effectuées, il me semble aux Antilles, mais cela peut être aux Bahamas. Mes souvenirs sont peu précis, mais je suis certain qu'il employait l'expression "gros comme des camions" pour parler des poulpes qu'il avait observés. Cet article était illustré par un certain nombre de photos assez floues et peu convaincantes par manque de points de comparaison avec des objets connus, mais il serait intéressant de les retrouver. Je me souviens aussi que l'auteur ne dépeignait pas ces animaux sous un aspect effrayant, il ne semblait pas les trouver particulièrement dangereux et expliquait la mauvaise qualité de ses photographies par la tendance à fuir de ces céphalopodes."

    Venant d'un naturaliste sérieux comme Roland Heu (diplômé de biologie animale, vice-président de la Société Arctique Française, membre du Comité National Français de Géographie, etc.), ces informations méritaient qu'on les vérifiât. Pourtant, mes recherches dans Paris Match ne donnèrent rien, l'information provenant sans doute d'un autre magazine populaire. Ce n'est que près de 14 ans plus tard que je finis par retrouver le document auquel Roland Heu faisait allusion : il s'agissait en réalité d'un article de la revue Noir et Blanc du 30 janvier 1946 qui décrivait photos à l'appui, vous l'auriez deviné, le combat du lieutenant Harry Rieseberg contre une pieuvre géante au nord de Haïti, , et qui constituait bien l'origine des souvenirs de Roland Heu quant à la mention de poulpes "gros comme des camions". La légende d'une des photographies précisait en effet :

"L'une des pieuvres a pris peur et passe au triple galop [sic] devant l'objectif. La dimension de cet animal est celle d'un camion de 6 tonnes."

    Je dois ajouter que dans un article sur les pieuvres qui a paru dans Sciences et Avenir en novembre 1952, le naturaliste Jean Drajesco écrivait :

"Aux Antilles, on a cité des accidents dus à des espèces gigantesques, surprises notamment par des scaphandriers en plongée."

    Voilà qui ressemble à un ultime remous du canular précédent !
    Si je me suis tellement étendu sur le "témoignage" de Rieseberg, c'est qu'il n'est jamais inutile de démonter un canular : par contraste, les rapports valables, dignes de foi, n'en prendront que plus de valeur.

    J'aurais pu présenter ces témoignages par ordre chronologique, ou encore île par île : le fait est que j'y ai songé, mais contrairement à ce que je croyais, cela ne rendait pas le dossier nécessairement plus clair. Aussi ai-je adopté une présentation thématique, qui recoupe à peu de choses près l'ordre dans lequel j'ai découvert ces témoignages : par un heureux hasard, leur enchaînement n'est pas aussi décousu qu'on aurait pu le craindre.

 

A la pêche aux monstres marins

    Le commandant Jacques-Yves Cousteau (inutile de présenter plus avant le célèbre explorateur et cinéaste sous-marin français), après avoir évoqué le poulpe colossal de Floride (en faisant siennes les conclusions de Wood et Gennaro), rapporte dans son livre Pieuvres, la fin d'un malentendu (1973) une série d'incidents survenus précisément dans la région qui nous intéresse : l'archipel des Bahamas (aire de répartition supposée) et Floride (épave de Saint-Augustine) :

"Entre la Floride et les Bahamas, dans le courant du Gulf Stream, des pêcheurs sportifs ont eu leur ligne arrachée par un animal énorme qui fut entrevu et ressemblait à un calmar.
"Les incidents de ce genre se multipliaient et paraissaient sérieux. Une expédition fut envoyée sur place. Elle disposait de lignes sur lesquelles étaient [sic] monté un appareil photographique avec flash qui se déclenchait sous l'effet de la traction. L'animal mystérieux, après avoir accroché l'hameçon, cassa tout. Mais des photos furent prises, par 100 et 200 m de fond ; elles ne montrent qu'une chair brune et indéfinissable."

    On peut se demander en effet si de tels incidents ne sont pas à mettre au compte d'un poulpe colossal plutôt qu'à des calmars géants Architeuthis. On voudra bien admettre, sans pour autant sombrer dans la "poulpomanie", que puisque cette créature "ressemblait à un calmar", ce pouvait tout aussi bien être un poulpe... Pour un non-spécialiste, il n'est peut-être pas évident de faire la différence entre les deux céphalopodes, surtout s'ils n'ont été qu'entrevus, comme c'est ici le cas. Je dis "non-spécialiste", car il y a tout lieu de supposer que les témoins de ces incidents étaient de ces millionnaires (en dollars !) , grands pêcheurs (à la ligne !) devant l'Eternel, qui font partie de la faune habituelle des Bahamas, au même titre apparemment que le poulpe colossal...
    Evidemment, on peut objecter que poulpes et calmars ne partagent pas le même biotope, et qu'ils se distinguent par des habitats respectivement benthique et pélagique. De ce fait, les agressions, ou tout simplement les observations, en surface ou même entre deux eaux ont le plus de chance d'être le fait de calmars ; et l'on s'explique ainsi que, pour des dizaines d'échouages de calmars géants dûment répertoriés, on ne connaisse qu'un seul cas attesté de poulpe colossal, à savoir celui de Saint-Augustine. Mais voilà, les Bahamas présentent une morphologie sous-marine très particulière, sur laquelle je reviendrai, plutôt en faveur de l'hypothèse du poulpe.

    Auparavant, il faut mentionner les précisions qu'a apportées Gary Mangiacopra (qui, le premier, avait songé à verser ces incidents au dossier du poulpe colossal bahaméen). Après avoir épluché divers magazines de l'époque, il put trouver une autre mention dans le numéro d'avril 1964 de la revue fortéenne Fate, dans la revue de presse du rédacteur Curtis Fuller :

"Nous tenons à vous faire savoir que quelque chose de gigantesque se cache dans les profondeurs près de Bimini, aux Bahamas. On a suggéré que c'est un calmar ou une forme préhistorique de requin. C'est un gros morceau, mais de nombreux pêcheurs l'ont vu. L'un d'eux dit qu'il a des taches brunes, noires, et brun-jaunâtre."

    Il était précisé en outre que c'était finalement Mr. Burton Clark, directeur du Seaquarium de Miami en Floride (célèbre dans le monde entier pour ses shows d'animaux marins, en particulier de dauphins), qui avait été chargé de monter une expédition au large de Bimini aux fins d'identifier le monstre. Notons que Bimini est la plus occidentale des Bahamas.

    Poursuivant ses recherches, mon collègue Gary obtint des détails supplémentaires sur cette expédition, qui eut lieu au printemps 1964, de la part de Burton Clark lui-même :

"Le Dr. Herald [sic] Edgerton, du Massachussets Institute of Technology, fournit une caméra sous-marine très perfectionnée, avec éclairage stroboscopique, qui serait mise en action par toute créature prenant l'appât. [...] Grâce à un sondeur hautement sophistiqué, nous fûmes à même de prouver que, à une profondeur d'environ 1000 pieds [300 m], il y avait véritablement quelque énorme créature parfaitement visible sur le tracé de l'enregistreur.
"Il n'y a aucun rapport écrit disponible sur l'expédition de 1964, dirigée par le Seaquarium de Miami et Mr. Marshall Smith des Editions Time-Life. Le journal de bord comme le tracé sonar [...] ont été perdus ou bien détruits.
"[...] Il y a beaucoup de rumeurs, et j'imagine qu'elles ont encore cours autour des Bahamas, à propos d'une telle créature. Les spéculations vont bon train, on dit que c'est probablement un calmar géant, ou peut-être même un requin géant. D'aucuns affirment avoir pris à l'hameçon cette créature, habituellement de nuit quand il n'était pas possible de déterminer exactement ce qu'ils avaient pu ferrer. Aucune des personnes rapportant ce genre de choses ne put appuyer ses dires avec des témoignages objectifs."

    Disons tout d'abord que c'est le Dr. Harold (pas Herald) Edgerton, du fameux M.I.T., qui fournit la caméra électronique utilisée par cette expédition du Seaquarium de Miami, ainsi qu'il me l'a confirmé, mais il ne possédait pas les photos prises au cours de celle-ci. Quant à Curtis Fuller, que j'ai également interrogé, il n'a hélas pas conservé les coupures de presse dont il a tiré son papier pour Fate : voilà deux voies de recherches pour les amateurs américains de cryptozoologie...
    Les détails confiés par Burton Clark à Gary Mangiacopra sont bien plus significatifs qu'il n'y pourrait paraître, ainsi qu'il ressortira d'une vue globale du dossier. L'hypothèse d'un requin géant (ou d'une "forme préhistorique de requin") me plonge dans une abîme de perplexité, car en quoi un céphalopode (puisque, paraît-il, cela "ressemblait à un calmar"), ressemblerait à un requin, fût-il géant ? Qu'il y ait dans les divers océans des requins prédateurs du genre Carcharodon, d'une taille effrayante, propre à épouvanter Peter Benchley lui-même l'auteur de Jaws (Les dents de la mer), c'est très vraisemblable. On devrait même envisager sérieusement la possibilité de la survivance actuelle du requin supposé fossile Carcharodon megalodon (je suppose que c'est la forme préhistorique de requin dont parle Curtis Fuller). C'est un sujet certes très passionnant, mais qui nous éloignerait de notre propos, à savoir l'existence de poulpes colossaux.
    En tout cas, la présence de taches brunes et jaunes, signalée par un pêcheur, évoque bien, effectivement, la peau d'un poulpe : chez les calmars géants Architeuthis, elle est unie, et généralement rouge ; quant aux requins géants, le seul qui soit tacheté est le requin-baleine (Rhineodon typus), mais il ne se nourrit que de plancton, et n'aurait donc jamais mordu un appât comme celui utilisé par les pêcheurs sportifs.

    Je désespérais de trouver ne serait-ce qu'une allusion de plus à ces incidents, lorsque, au cours d'un de mes "safaris" cryptozoologiques à la bibliothèque du Musée Océanographique de Monaco en août 1982, je tombai sur un article de Roy Mackal publié en 1967 dans Oceanology International. Curieusement, Mackal ne l'avait pas repris dans son livre cryptozoologique Searching for hidden animals (à la recherche des animaux cachés) (1980), où il consacre pourtant un long chapitre à l'Octopus giganteus du professeur Verrill. Au cas où on l'aurait oublié, je rappelle que Mackal est le biochimiste qui a réalisé les analyses du collagène du monstre de Floride. Dans son article de 1967, donc, au milieu de rapports sur divers monstres marins relevant du dossier du Grand-Serpent-de-Mer (encore un dossier cryptozoologique !), on peut lire ces lignes :

"En 1963 et 1964, le fameux patron de bateau charter Tommy Gifford connut plusieurs expériences semblables [à celles précédemment décrites par Mackal] au large de Bimini, aux Bahamas. Utilisant un lourd câble comme ligne et une série d'hameçons géants en acier spécialement fabriqués, Gifford attrapa plusieurs "monstres" des profondeurs qui remorquèrent son bateau de 40 pieds [12 m] durant des heures contre la pleine puissance de ses machines. A une occasion, la "ligne de pêche" en acier de Gifford fut proprement cassée en deux d'un coup de dents."

    En fait, ce n'était pas Roy Mackal qui avait rédigé ces lignes, comme il me l'a confié lui-même, mais elles avaient été ajoutées par la rédaction du magazine océanographique américain, disparu depuis, pour "actualiser" les propos de Mackal. Je crois savoir que ce Tommy Gifford a écrit un livre autobiographique sur ses aventures de pêche, mais je n'ai pas réussi à le localiser (avis aux chercheurs !). Toutefois, le résumé ci-dessus, pour autant qu'il soit fidèle, soulève la question de savoir s'il s'agit réellement du poulpe colossal. Les poulpes sont en général des créatures assez indolentes, et on les voit mal dépenser une telle énergie (des heures à tracter un bateau à contre-moteur). C'est là plutôt le comportement d'un grand prédateur pélagique, comme un calmar géant ou un énorme requin blanc.
S'il s'agit d'un poulpe (et dans ce cas la ligne aurait été cassée d'un coup de bec, et non d'un coup de dents...), alors son comportement est très particulier, et il faut croire qu'il est de mœurs benthiques, mais aussi pélagiques à l'occasion.

    Que cet animal remorqueur ait pu être un poulpe géant, semble confirmé par le témoignage suivant. Selon le New Haven Journal and Courier du 4 février 1880, l'équipage du bateau de pêche Rinaldo, du capitaine Léon Saint-Marie, tentait de récupérer une cargaison de coton perdue au cours d'un précédent naufrage au large de Galveston (Texas). Lorsque soudain, son bateau fut littéralement remorqué par un "monstre marin" sur près de 3 miles. Il estima que ce devait être un devil-fish, un poulpe, qui tirait sur le câble de l'ancre :

"Le capitaine exprime l'opinion définitive qu'il s'agit ni plus ni moins que d'un devil-fish, et dit qu'il connaît parfaitement la créature et ses habitudes, l'ayant fréquemment rencontrée au voisinage de Nassau, dans l'île de New Providence, au large des Capes de Floride, et dans les Caraïbes, mais dit qu'il n'a jamais entendu parler de telles créatures dans les parages [...]."

    Le capitaine supposait pour cette raison qu'il s'agissait d'un individu égaré de son aire de répartition normale. Notons au passage que l'île de New Providence est une des Bahamas, ce qui nous ramène à notre point de départ après cette rapide incursion dans le Golfe du Mexique.

    Du reste, de semblables incidents ont été signalés à plusieurs reprises "entre la Floride et les Bahamas" comme dirait Cousteau. L'un d'eux a eu pour acteur l'un des plus grands écrivains américains du vingtième siècle, mais aussi très amateur de pêche au gros (sans parler de l'alcool et des femmes), j'ai nommé Ernest Hemingway. N'oublions pas que l'une de ses œuvres les plus célèbres, Le vieil homme et la mer, a été écrite et se situe à Andros, aux Bahamas, et qu’il a également vécu à Cuba. Il a donc raconté son histoire dans le magazine Esquire à la fin des années 1930 :

"[...]."

    Que l’auteur de ce forfait puisse, là encore, être un poulpe géant apparaîtra plus clairement, lorsque nous en viendrons à de semblables incidents survenus en 1984 au large des Bermudes.

 

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