Institut Virtuel
de
Cryptozoologie
 
Le "monde perdu", de Conan Doyle à Jurassic Park

par Michel RAYNAL

(dernière mise à jour : 24 juillet 2008)

    Le thème d'une contrée restée inexplorée où survit une population d'animaux préhistoriques, déjà exploité par Jules Verne dans Voyage au centre de la Terre, est un des plus fréquents dans les romans d'inspiration cryptozoologique. C'est toutefois Sir Arthur Conan Doyle (figure 1), le père du fameux détective Sherlock Holmes, qui a donné ses lettres de noblesse à ce genre littéraire.


Figure 1 : sir Arthur Conan Doyle

 

Le "monde perdu" du professeur Challenger

    Sir Arthur Conan Doyle est en effet l'auteur de The lost world (Le monde perdu) (1912) (figure 2), qui près d'un siècle après sa parution, reste un modèle du genre, et un véritable petit chef-d'œuvre à maints égards.


Figure 2 : l'édition originale de The lost world (1912).

    Le point de départ est une banale histoire d'amour contrariée. Edward Malone, un jeune et robuste Irlandais (il a joué comme international de rugby), journaliste à la Daily Gazette, ne sait que faire pour conquérir la jeune femme dont il est épris, Gladys Hungerton. La belle ne veut pour mari qu'un homme capable de la faire rêver, comme les explorateurs Burton ou Stanley. Son idéal masculin, voici comment elle le voit :

    "[...] un homme d'action, capable de regarder la mort en face et de ne pas en avoir peur, un homme qui accomplirait de grandes choses à travers des expériences peu banales."

    Malone demande alors à son directeur de lui confier une enquête journalistique périlleuse, qui lui permette de trouver grâce aux yeux de sa dulcinée. Rien ne semble plus dangereux au patron de la Daily Gazette que d'envoyer son collaborateur interviewer le professeur George Edward Challenger, un scientifique connu pour ses emportements contre ses confrères et contre les journalistes, dont il a copieusement rossé plusieurs représentants. Après une entrée en matière mouvementée, marquée par un inévitable pugilat, Challenger finit par éprouver quelque estime pour le jeune journaliste, à qui il va raconter une histoire extraordinaire. Lors d'une expédition effectuée deux ans auparavant en Amérique du Sud, Challenger a été appelé par les Indiens au chevet d'un Américain du nom délicieux de Maple White (littéralement "blanc d'érable", autrement dit "sucre d'érable", mais qui est aussi, certainement, un jeu de mots avec l'expression "white on the map", un blanc sur la carte, qui désigne une région inexplorée, ce qui se justifie pleinement puisque Challenger va trouver une carte de ces contrées inconnues faite par cet Américain). Hélas, Maple White est en fait déjà décédé peu avant l'arrivée de Challenger, mais ce dernier peut récupérer le sac et l'album de dessins du défunt. Ce dernier montre des paysages et des animaux de la région, dessinés d'après nature par l'infortuné américain, comme des tortues, des alligators, un lamantin, un agouti, etc. Mais il y a aussi un dessin d'un animal extraordinaire (figure 3) :


Figure 3 : le stégosaure dessiné par Maple White (d'après Conan Doyle 1912)

    "La tête ressemblait à celle d'un oiseau, le corps à celui d'un lézard bouffi, la queue traînante était garnie de piquants dressés en l'air, et le dos voûté était bordé d'une haute frange en dents de scie analogues à une douzaine de fanons de dindons placés l'un derrière l'autre. Face à cette créature invraisemblable se tenait un ridicule petit bout d'homme, sorte de nain à forme humaine, qui la regardait."

    C'est là un stégosaure, un dinosaure survivant de la préhistoire, ce qui paraît incroyable au jeune Irlandais. Mais le professeur Challenger tient le témoignage pictural de Maple White pour authentique, et possède des pièces matérielles qui corroborent l'existence de grands animaux inconnus. Dans la besace de Maple White, il a trouvé un fragment osseux portant encore des restes de cartilage provenant d'une telle créature. Et pour en avoir le cœur net, il s'est rendu sur place à l'endroit indiqué par la carte de Maple White, au pied d'une montagne inexplorée. Et là, il a pu photographier, bien qu'à bonne distance, un étrange volatile au bec énorme. Il l'a abattu d'un coup de fusil, mais la dépouille de l'animal a été perdue dans un naufrage. Heureusement, Challenger s'est cramponné à l'aile de la créature, qui s'est détachée dans l'incident, et la montre à Malone : c'est un bras d'un ptérodactyle, un reptile volant de la préhistoire !

    Challenger fait état de ses découvertes lors d'une conférence de l'institut de zoologie, où il est traité d'affabulateur, ce qui manque de faire dégénérer la réunion en bagarre générale. Finalement, il est décidé d'organiser une expédition sur place, pour vérifier ses dires. Y participent le professeur Challenger, bien sûr ; le professeur Summerlee, son principal contradicteur ; le journaliste Malone, pour couvrir les péripéties pour le public britannique ; et un aventurier chasseur de gros gibier, lord John Roxton (figure 4).


Figure 4 : les membres de l'expédition : Malone, Summerlee, Challenger et Roxton
(d'après Conan Doyle 1912)

    L'irascible professeur Challenger et ses compagnons se rendent sur les lieux de la carte de Maple White, et découvrent ainsi un plateau volcanique quasiment inaccessible au cœur de l'Amazonie, qui n'est pas sans faire penser aux fameux tepuis du Venezuela. Ce plateau abrite toute une faune préhistorique rescapée de l'ère secondaire, survivant à notre époque, digne du Jurassic Park de Michael Crichton (qui rendra d'ailleurs hommage à Conan Doyle en intitulant la suite de son roman The lost world) : iguanodons, stégosaures et autres dinosaures, ptérodactyles, et énormes reptiles aquatiques dont un plésiosaure et un ichthyosaure, mais aussi une faune beaucoup plus récente, comme le grand oiseau "phororacus" (en fait Phororhacos), un cerf géant ou le Toxodon. Il y a même, inévitablement, des "hommes-singes".
    Après maintes péripéties, les explorateurs ramèneront en Angleterre un spécimen vivant de ptérodactyle, qui causera quelque émoi devant la société savante londonienne chargée d'évaluer les résultats de l'expédition.

    Son aventure enfin terminée, Malone rend à nouveau visite à sa chère Gladys, celle par qui tout a commencé... Stupeur : celle-ci s'est mariée entre-temps à un certain William Potts, petit bonhomme insignifiant exerçant la profession bien tranquille de secrétaire d'un homme de loi ! Et Malone prend alors congé de la traîtresse et de son rival, avec des sentiments mêlés de rage contenue et de franche rigolade...

    Incidemment, Conan Doyle fait également allusion dans le même roman au "curupuri" (plus exactement curupira), une créature humanoïde et velue du Brésil, qui a fait d'ailleurs l'objet de plusieurs expéditions.

    Bien sûr, on doit aussi à Conan Doyle Le chien des Baskerville, une enquête de Sherlock Holmes inspirée par les histoires de mystérieux black dogs ("chiens noirs") qui courent en Grande-Bretagne.

 

Les "hommes-singes" dans le roman cryptozoologique

    Les grands noms de la science-fiction soviétique ont également suivi la recette de leurs illustres prédécesseurs : Obroutchev, dans La terre de Sannikov, fait survivre le mammouth à notre époque. Quant à Ivan Efrémov, il a consacré une nouvelle à l'olgoï-khorkhoï, le "ver-intestin" du désert de Gobi, fondée sur sa propre expérience.

    Henri Vernes, de son vrai nom Charles-Henri Dewisme, romancier belge auteur des aventures de Bob Morane, est un ami personnel de Bernard Heuvelmans depuis le début des années 1950. On ne s'étonnera donc pas qu'il ait mis très tôt son héros aux prises avec divers animaux mystérieux dans plusieurs ouvrages : le mokele-mbembe, sorte de brontosaure africain (La vallée des brontosaures) ; le yeti ou abominable homme-des-neiges (Les dents du tigre) ; l'orang-pendek, le "petit homme" velu de Sumatra (L'orchidée noire) ; le serpent-de-mer (La croisière du Megophias), etc. Les ouvrages de la collection Marabout, où furent publiés les premiers romans d'Henri Vernes, se terminaient souvent par un appendice explicatif sur un des sujets abordés dans le livre : La croisière du Megophias, par exemple, apporte au lecteur curieux d'en savoir plus, quantité d'informations sur le problème du grand-serpent-de-mer.
    Clin d'œil au lecteur et à son ami et informateur Bernard Heuvelmans, Henri Vernes fait dire dans Les dents du tigre au professeur Clairembart, le savant qui accompagne les infatigables baroudeurs Bob Morane et Bill Ballantine :

"Le docteur Heuvelmans suppose que les gigantopithèques, pour échapper à leurs ennemis, se seraient réfugiés dans ces déserts glacés de l'Himalaya et aient réussi à y survivre."

    Les "hommes-singes" sont fort prisés des romanciers. Dans L'énigme du zoo d'Anvers d'Upton et Sainclair, c'est un homme anormalement velu qui va être substitué, dans une cage du zoo belge, à un véritable homme-singe capturé en Indonésie, ce qui nous vaut des passages gratinés lorsque l'épouse légitime de la victime de cette méprise hérite de l'authentique pensionnaire du zoo !
    Dans le roman de Vercors Les animaux dénaturés, c'est la Nouvelle-Guinée qui sert de cadre à des hommes-singes, les tropis. Ce roman a une portée philosophique inattendue, car la question est posée de savoir si on doit les considérer comme des hommes ou comme des animaux. Les scientifiques n'arrivant pas à se prononcer sur cette question, un des membres de l'expédition, Douglas Templemore, va tuer un bébé tropi, mettant ainsi la justice au pied du mur pour l’obliger à prendre position sur la nature de ces créatures.

 

L'ange à fourrure, ou l'améranthropoïde capturé et libéré.

    Monique Watteau,  de son vrai nom Monique Dubois, mais plus connue encore sous son nom de peintre Alika Lindbergh, fut la compagne de Bernard Heuvelmans, et l'illustratrice des ouvrages du fondateur de la cryptozoologie. Il n'est pas étonnant qu'elle ait été influencée par les idées scientifiques, et même philosophiques, de Heuvelmans, lorsqu'elle écrivit son roman fantastique L'ange à fourrure (1958) sur l'améranthropoïde.

    Il évoque une expédition scientifique en Colombie, dans la Sierra de Perija, composée de 3 membres, nommés Gorboff, Frank et Amanda. Dans le portrait d'Amanda, une jeune zoologiste, Monique Watteau a mis beaucoup de sa propre personnalité et plus encore de celle de Bernard Heuvelmans, comme on peut le constater en mettant en parallèle la jeunesse des deux personnages :

L'enfance d'Amanda
Monique WATTEAU, L'ange à fourrure (Paris, Plon, 1958 : 67-68) 

L'enfance de Bernard Heuvelmans
Bernard HEUVELMANS et Boris PORCHNEV,
L'homme de Néanderthal est toujours vivant (Paris, Plon, 1974 : 13-15)

"Aussi loin que remontaient ses souvenirs, les animaux — surtout les mammifères — l'avaient attirée, intriguée, bouleversée."

"D'où lui était venue cette passion ? Du petit ours de peluche que sa mère avait posé dans son berceau quand elle avait à peine six jours ?"
"Son premier livre avait été un alphabet anglais, imprimé sur tissu, représentant des animaux sauvages - depuis l'Aardvark jusqu'au Zebra."

"Entre six et douze ans, elle avait fréquenté une bibliothèque communale, et y avait demandé tous les livres qui se rapportaient à des animaux. C'est ainsi qu'elle avait lu les dix volumes des Souvenirs Entomologiques de Fabre, tout Buffon, les ouvrages du vulgarisateur Henri Coupin, et même le Règne animal de Cuvier, et l'Origine des espèces de Darwin."

"Si je me dis né zoologiste, c'est qu'en sondant obstinément ma mémoire je ne parviens pas à découvrir un début de la passion que j'éprouve pour les animaux."

"Quant à mon tout premier jouet, en dehors bien sûr du nounours traditionnel c'était un petit livre de toile garantie indéchirable, qui représentait un alphabet des animaux. Comme il s'agissait d'un produit anglais, il allait de A comme aardvark à Z comme zebra."

"Cette passion avait été entretenue de bonne heure par une fringale pour toute la littérature zoologique contenue d'abord dans la bibliothèque communale, ensuite dans celle du collège. A l'âge de douze ans, j'avais déjà lu Fabre et Buffon, Cuvier et Darwin. Pour me distraire des passages trop arides de leurs œuvres, je me délectais […] des ouvrages de vulgarisation du naturaliste Henri Coupin, et en particulier celui intitulé les Animaux excentriques."

    On voit qu'il y a ici bien plus qu'une connivence entre l'auteur et son héroïne, mais une véritable identification.

    Au cours de l'expédition, Amanda est victime d'un accident et son pied est atteint de la gangrène. Elle va être soignée et guérie par un être mystérieux qu'elle n'a pas vu dans son inconscience fébrile, mais qui lui a fait avaler des plantes médicinales.
    D'autres incidents inexplicables surviennent. Les animaux sauvages capturés par l'expédition sont libérés de leur cage, une carabine disparaît, et l'on en vient à soupçonner les Indiens Motilones, mais divers indices, dont de grandes traces de pas "avec un orteil situé tout à fait sur le côté du pied", amènent les 3 Européens à croire qu'il s'agit d'un très grand singe. Les Motilones eux-mêmes leur confirment l'existence de cette créature, qu'ils appellent "Seigneur Rouge" ou "Singe-Soleil" :

"Le Singe-Soleil, c'était du feu. Un grand feu rouge, et qui marchait. En même temps c'était un singe, et en même temps un dieu. Il était aussi grand que le plus grand Motilone, mais il avait de plus grandes mains, et de très longs pieds. Il marchait debout sur des jambes hautes, un peu moins hautes cependant et moins grêles que celles d'un marimonda. Il n'avait pas de queue préhensile : ce n'était pas tout à fait un singe. Parfois il s'appuyait sur un bâton et marchait, parfois il se suspendait par les mains aux branches des arbres et progressait à travers bois comme en volant, car malgré sa puissance, il était aussi léger qu'une fée. Il y avait d'autres trancos comme lui dans la forêt, mais aucun n'était vraiment un dieu. Il était le plus beau, et le meilleur de tous : bien meilleur qu'un homme.
"— Si je comprends bien, conclut Sanchez [leur guide et traducteur], ils le considèrent comme une sorte de Dieu-Soleil.
"— La part de légende laissée de côté, c'est la description de l'Améranthropoïde de Loys, dit Amanda.
"Elle échangea avec Frank un regard de connivence : cette idée leur était venue tout naturellement à l'esprit, trois jours plus tôt, quand Gorboff avait réfuté les suppositions de Frank en objectant qu'il n'y avait pas de très grand singe en Amérique. Elle savait, pour en avoir discuté avec lui, que le vieux professeur ne croyait pas à l'existence, en tant qu'espèce nouvelle, de la bête abattue et même photographiée quelques années auparavant par le géologue suisse François de Loys. La bête avait été décrite par l'anthropologue Georges [sic] Montandon, d'après sa photo et les souvenirs de l'explorateur, mais son existence en tant qu'animal inconnu, avait fait l'objet de violentes controverses qui n'étaient pas près de se calmer. On avait prétendu que la photo avait été truquée et que le singe abattu n'était qu'un atèle dont on avait dissimulé la queue. Frank avait insisté pour venir étudier su place la faune de la Sierra de Perija. Et il se trouvait que la Sierra de Perija était la région même où l'Améranthropoïde avait été rencontré et tué par de Loys et ses compagnons. Amanda connaissait assez son ami pour deviner que le hasard ne jouait là aucun rôle. Frank avait espéré une rencontre avec l'animal mystérieux, et la chance les avait servis - une chance inouïe, si l'on pense à la difficulté de se trouver précisément sur le chemin d'un animal assez discret et farouche pour être resté inconnu jusqu'à nos jours, enfoui dans la jungle inexplorée.
"— Ils appellent bien ces singes des trancos ? demanda Gorboff.
"— Oui.
"— Frank, vous vous souvenez du Dr. Parra, le directeur de l'Institut d'ethnologie du Magdalena ? Eh bien, il m'a dit qu'un de ses amis avait recueilli chez les Motilones Yuco une information selon laquelle un grand atèle sans queue vivrait ici, dans la Perija. Et ils l'appellent en effet tranco.

    On notera dans ce dernier passage les éléments apportés par Charles Henri Dewisme, alias Henri Vernes (le père de Bob Morane), dont nous venons de parler, qui mena effectivement des recherches de terrain sur l'améranthropoïde en Colombie en 1953, et dont son ami Bernard Heuvelmans fit état dans son ouvrage Sur la piste des bêtes ignorées, mentionnant notamment le nom local de tranco. Quant au reste de la description, c'est évidemment une adaptation romanesque basée sur les écrits de George Montandon, à la réserve près de la couleur, grise selon de François de Loys, et non rousse.

    Fasciné par la possibilité de découvrir un grand singe anthropoïde encore inconnu, Frank se fait confirmer que la créature n'a pas de queue, marche debout quand elle est sur le sol, et l'explorateur demande enfin à quel singe elle ressemble le plus :

"— Un peu au marimonda [l'atèle]. Mais le marimonda a des membres grêles, un gros ventre, et une longue queue. Il ne marche jamais longtemps dressé comme un homme, et il est bien plus petit qu'un tranco. En fait, les deux sortes de singes ne se ressemblent guère, sauf qu'ils ont tous deux un pouce minuscule. Ils disent aussi que le Singe rouge a quelque chose du caparro, le singe à pelage laineux. Le caparro marche souvent debout, il est plus massif, et très gentil. Mais jamais il n'est si grand, et puis il a aussi une queue démesurée. Le Singe rouge, disent-ils, est si fort qu'il pourrait tuer à mains nues l'homme le plus vigoureux de la tribu. Mais au lieu de se montrer féroce, il ne leur fait que du bien."

    Les Motilones rapportaient à ce sujet, que le singe avait jadis enlevé un enfant mordu par un serpent venimeux, et l'avait soigné en lui faisant avaler des plantes aux vertus thérapeuthiques que l'animal avait préalablement mastiquées. Amanda comprend alors que le singe roux est "l'ange à fourrure" qui l'a guérie de la gangrène.
    Les explorateurs construisent alors une cage piégée pour capturer l'animal, mais loin de s'y faire prendre, il tente de la détruire lors d'un raid nocturne, et les explorateurs peuvent enfin l'apercevoir pour la première fois :

"C'était, dans l'or pâle des torches électriques, une éblouissante apparition d'un roux incroyable, allant du cuivre jaune au rouge, en passant à l'acajou presque violacé pour atteindre de grandes mains et de grands pieds sombres.
"Dressé sur de hautes jambes, aussi grand qu'un homme, le singe tournait vers eux un masque d'ébène saisissant. Ses traits purs, à la fois vigoureux et délicats se dessinaient avec précision sur son visage admirablement modelé. Il avait la noblesse d'un masque de pharaon.
"Pourtant, l'animal avait peur, car son poil roux se gonflait, et un mouvement machinal faisait se retrousser ses lèvres, découvrant d'énormes canines."

    La suite n'est pas sans rappeler l'épisode raconté par François de Loys. Devant la force de l'animal, qui exclut la possibilité de le capturer aisément, Gorboff demande à Sanchez de lui passer des cartouches pour gros gibier :

"Dès qu'il entendit tirer la culasse, le grand singe, le poil hérissé, se mit à déféquer dans ses mains et à lancer ses excréments vers les savants, avec une vivacité déconcertante, tout en poussant des aboiements terrifiants.
"Gorboff mit en joue la créature pathétique et merveilleuse, et tira."

    Mais là s'arrête la similitude avec le récit du géologue suisse, car Amanda, révélant sa sensibilité pour la vie animale, détourne brusquement le fusil, et la créature, indemne, parvient à s'enfuir. Peu après, cependant, l'améranthropoïde réapparaît, et cette fois, Gorboff le touche à la cuisse, et le capture dans un filet. Il l'amène alors en Europe, où l'animal sera captif dans un zoo privé.
    Amanda se sent coupable et réussit à enlever l'animal et à le rapatrier dans sa forêt d'Amazonie, préfigurant ainsi ce que sera une vingtaine d'années plus tard le travail de réintroduction de singes hurleurs dans leur milieu naturel par Scott et Alika Lindbergh, l'ex-Monique Watteau.

    Hélas, point de happy end dans ce roman, car le grand singe va être abattu par des chasseurs blancs, sous les yeux d'Amanda. Et dix ans plus tard, lorsque Frank organise une nouvelle expédition dans la même région, c'est au cours d'une rencontre mouvementée avec les Motilones que le photographe perd son sang-froid et blesse mortellement une femme coiffée comme les Indiens. Avec effarement, Frank reconnaît en cette femme son ancienne collègue Amanda, avec qui il a eu une liaison avant le départ de la jeune femme pour la Colombie une décennie auparavant. Et le lecteur referme le livre avec des sentiments contradictoires d'émerveillement et de regrets pour ce Paradis tropical détruit par l'homme "civilisé".

 

 

L'île aux fossiles vivants : reptiles préhistoriques et soldats oubliés.

    L'île aux fossiles vivants, d'André Massepain, met en scène des ptérosauriens et un reptile aquatique survivant de la préhistoire dans une île du Pacifique durant les années 1960 (figure xx). Toutefois, les vrais "fossiles vivants" du roman sont en fait les marines américains abandonnés sur l'île depuis 20 ans, et persuadés que la guerre de 40 contre le Japon n'est toujours pas terminée !


Figure xx : couverture de L'île aux fossiles vivants,
d'André Massepain

 

L'étrange bête de la Terre de Feu : le paranthrope sud-américain.

    Ian Cameron, de son vrai nom Donald G. Payne, est célèbre pour son roman L'île sur le toit du monde (The lost ones), adapté au cinéma par les productions Walt Disney, et dont la traduction française — comme le monde est petit ! — est signée Alika Watteau, compagne et illustratrice de Bernard Heuvelmans, dont il a déjà été question pour L'ange à fourrure.

    Dans un roman beaucoup moins connu, L'étrange bête de la Terre de Feu (The mountains at the bottom of the world) (1972), Ian Cameron imagine des hominidés velus en Patagonie, sans doute inspiré par des rapports sur ce type de créatures, tel l'ucumar argentin, le tranco chilien ou le yoshil de la Terre de Feu. C'est un excellent pastiche cryptozoologique qui reprend, sous forme de clin d'œil au lecteur averti, plusieurs des "ficelles" du Monde Perdu de Conan Doyle, dont il constitue également un pastiche, en tout cas un amusant remake.

    En 1902, sur une plage de la Terre de Feu, David Miles, un jeune chasseur de phoques, découvre le cadavre d'une créature ressemblant à un singe géant :

"C'était comme un singe énorme. Taille : il me semble qu'elle était de quelque sept pieds [2,10 m], et il était couvert tout entier de poils drus, bruns tirant sur le roux, comme les pointes de la vieille bruyère sur les collines en été. Son visage avait de quoi effrayer le diable. Sa peau était d'un blanc terne, le front fuyant et ridé pareil à un champ labouré, et la mâchoire énorme et pleine de dents terribles. Je me souviens tout spécialement de l'un de ses pieds. Les orteils étaient épais et écartés en éventail, le gros orteil étant plus mince et séparé dans sa jointure, tel un pouce."

    Près de 70 ans plus tard, le petit-neveu de David Miles, étudiant en zoologie, tombe sur le journal personnel de son grand-oncle et finit par se persuader de l'authenticité du récit. Très curieusement, il identifie la créature comme un Paranthropus, qui n'est autre qu'une forme de l'australopithèque robuste, et qui, jusqu'à preuve du contraire, était un primate exclusivement africain et d'une taille très modeste (environ 1,50 m selon les reconstitutions les plus récentes). Il est vrai qu'à l'époque, l'énormité de sa mandibule laissait croire qu'il était de très grande taille. Du reste, en 1971, Gordon Strasenburgh avait émis l'hypothèse que le fameux bigfoot de l'Amérique du Nord pouvait être apparenté au Paranthropus, au point de proposer pour cette créature légendaire le nom de Paranthropus eldurrelli.

    Le jeune zoologiste prend alors contact avec Fergus McBride, anthropologue à St Andrews, dont le caractère emporté et l'apparence physique sont à l'évidence copiés presque mot pour mot du portrait du professeur Challenger du Monde Perdu (cependant que le jeune David Miles tient dans le roman le rôle d'Edward Malone, et il est d'ailleurs joueur de rugby comme son modèle) :

Le professeur George Edward Challenger par Arthur Conan Doyle Le professeur Fergus McBride par Ian Cameron
"Son volume vous coupait le souffle : son volume et sa stature imposante. Il avait une tête énorme ; je n'en avais jamais vu d'aussi grosse qui couronnât un être humain ; je suis sûr que son haut-de-forme, si je m'étais hasardé à m'en coiffer, me serait tombé sur les épaules. Tout de suite j'associai son visage et sa barbe à l'image d'un taureau d'Assyrie ; sur le visage rubicond, la barbe était si noire qu'elle avait des reflets bleus ; mais elle était taillée en forme de bêche et elle descendait jusqu'au milieu du buste. Sur son front massif les cheveux retombaient bien cosmétiqués en un long accroche-coeur. Les yeux gris-bleu s'abritaient sous de grandes touffes noires : ils étaient très clairs, très dédaigneux, très dominateurs. Au-dessus de sa table émergaient encore des épaules immensément larges et un torse comme une barrique... Ah ! j'oublie les mains : énormes, velues. Cette image, associée à une voix beuglante, rugissante, grondante, constitua la première impression que je reçus du réputé professeur Challenger." "Déjà sa taille vous coupait le souffle. Sa tête était massive, surmontée d'un grand front en forme de dôme ; son nez aquilin avait des narines largement ouvertes ; une barbe fournie couleur de rouille, ruisselait jusque sur sa poitrine ; et ses yeux ressemblaient à des saphirs brillants, très beaux et très clairs. Les épaules larges, la poitrine grande comme une barrique, les grosses mains poilues et la voix tonnante complétaient la première impression que je reçus du célèbre professeur."

    Prisonniers des paranthropes, les explorateurs bénéficieront de quelque sollicitude de ces créatures féroces, du fait de la ressemblance du professeur Fergus McBride avec leurs ravisseurs, tout comme Challenger ressemblait au roi des hommes-singes du Monde Perdu :

Le professeur George Edward Challenger et les hommes-singes
par Arthur Conan Doyle
Le professeur Fergus Mc Bride et les paranthropes
par Ian Cameron
"Puis l'un d'entre eux alla se placer à côté de Challenger. Vous pouvez sourire, bébé, mais, ma parole, on aurait dit deux cousins germains : si je ne l'avais pas vu, je ne l'aurais pas cru ! Le vieil homme-singe (leur chef) était une sorte de Challenger rouge, à qui ne manquait aucun des signes distinctifs de la beauté de notre distingué camarade : il les avait plutôt plus marqués, voilà tout ! Un corps court, de larges épaules, le buste rond, pas de cou, une grande barbe rouge en fraise, des sourcils hérissés en touffes, dans les yeux le "qu'est-ce que ça peut vous fiche ? Allez au diable !", bref, tout le répertoire. Quand l'homme-singe qui était venu se placer à côté de Challenger lui mit la patte sur l'épaule, c'était parfait ! Summerlee se laissa aller à une crise d'hystérie, et il rit aux larmes. Les hommes-singes se mirent à rire aussi — ou du moins ils émirent je ne sais quelle friture avec leurs bouches.." "Malgré tout, ce qui me frappa chez elle, et faillit me faire éclater de rire, ce fut son extraordinaire ressemblance avec McBride ! La créature était, il est vrai, sensiblement plus grande et plus poilue que le professeur, mais elle avait le même corps épais, la même poitrine large comme un tonneau, les mêmes jambes légèrement arquées, la même chevelure rouquine embroussaillée, la même peau blanche, presque translucide et la même expression intolérante du visage."

    Et la conclusion du récit, le héros éconduit par la jeune femme chilienne dont il était amoureux, est évidemment un écho de l'infortune semblable de Malone face à Gladys, tout comme la découverte d'or qui fait la fortune des héros, est l'adaptation de la découverte de diamants par Lord Roxton.

 

Jurassic Park et cryptozoologie

    Plus près de nous, Michael Crichton a fait appel à la cryptozoologie pour pimenter ses best-sellers. C'est ainsi que Congo décrit une expédition au coeur de l'Afrique, qui rencontre des singes anthropoïdes inconnus que l'auteur rapproche du kikomba et du kakundakari, deux primates mystérieux des forêts du Zaïre.
    Dans Eaters of the dead (les mangeurs de morts), Michael Crichton imagine un dignitaire de Bagdad fait prisonnier par les Vikings au cours d'un voyage en Europe au Moyen-Age, jouant sur la relativité des choses, les "barbares" étant en l'occurrence les Européens. Prétendument inspiré du manuscrit de ce voyageur arabe, Ibn Fadlan, le roman s'attarde sur les wendol, hommes sauvages et velus rencontrés en Scandinavie.
    Dans la postface de son roman, Michael Crichton consacre une part appréciable à cet épisode, évoquant l'hypothèse de la survivance de Néanderthaliens à l'époque historique. Il donne même une bibliographie sur le manuscrit d'Ibn Fadlan, aussi imaginaire que les wendol : tout est inventé, mais en orfèvre du pastiche cryptozoologique, Crichton sait mêler à la perfection le vrai et le faux.
    Jurassic Park n'est pas à proprement parler fondé sur la cryptozoologie, puisque les dinosaures qui peuplent ce parc d'attraction, sorte de Disneyland de la préhistoire, sont fabriqués par ingénierie génétique à partir d'ADN de dinosaure fossilisé. Toutefois, le début du roman est typiquement cryptozoologique. Des Compsognathus s'échappent de l'île Isla Nublar où a été construit le parc, en montant à bord du navire ravitailleur, et font souche dans la forêt équatoriale du Costa-Rica. L'accumulation de rapports sur de curieux lézards bipèdes non-identifiés fait croire dans un premier temps à l'existence d'une espèce de reptile encore inconnue : le lecteur, bien sûr, sait qu'il n'en est rien, et que la "vérité" (littéraire !) est bien plus inquiétante...
    Enfin, dans The lost world (le monde perdu), qui est une suite de Jurassic Park, et dont le titre est évidemment un clin d'œil à Conan Doyle, Michael Crichton fait allusion à la survivance actuelle de dinosaures. Le paléontologue Levine interpelle le "chaoticien" Ian Malcolm en ces termes :

"— Il est tout à fait possible, même probable, qu'il y ait encore des dinosaures vivants. Vous n'ignorez pas que des rumeurs sur d'étranges animaux courent avec insistance au Costa-Rica, où, si je ne me trompe, vous vous êtes déjà rendu...
"— En effet, et, dans le cas du Costa-Rica, je peux affirmer que...
"— Au Congo aussi, poursuivit Levine, sans l'écouter. Depuis plusieurs années, au Zaïre, dans la forêt dense de Bokambu, des Pygmées signalent la présence d'un gros sauropode, peut-être un apatosaure. Dans la jungle des hauts plateaux de l'Irian Jaya vivrait un animal de la taille d'un rhinocéros, peut-être un cératopsien.
"— Pure imagination ! lança Malcolm. Rien n'a jamais été observé. Nous n'avons ni photographies ni preuves tangibles.
"— Peut-être, reconnut Levine, mais l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence. Je suis persuadé qu'il peut exister un lieu où vivent des survivants d'un lointain passé."

    Si les dinosaures du Costa-Rica sont ceux du premier roman, que l'armée n'a pas totalement exterminés, le sauropode du Congo n'est autre que le mokele-mbembe. Quant au "rhinocéros" de Nouvelle-Guinée, il s'agit bien plus vraisemblablement d'un grand marsupial herbivore, apparenté au Palorchestes du pléistocène, et connu des Papous sous le nom de gazeka.

    John Darnton, dans Neanderthal (1996) imagine la survivance de Néanderthaliens dans le Pamir à notre époque. Il cite notamment les recherches de Boris Porchnev, Marie-Jeanne Koffmann, Myra Shackley... oubliant hélas de mentionner celles de Bernard Heuvelmans. Darnton partage l’hypothèse, avancée par certains auteurs, d’une absence de langage chez les Néanderthaliens, et il confère aux siens une forme de communication par télépathie, ce qui est pour le moins une idée saugrenue que seul un romancier peut se permettre (par parenthèse, Jean Auel, dans The clan of the cave bear, avait pour sa part doté ses Néanderthaliens d’un langage gestuel, ce qui est bien plus raisonnable). Des scientifiques se lancent à la recherche de ces "hommes sauvages", mais l’expédition va également soulever l’intérêt des services secrets américains et russes, plus intéressés par les retombées militaires de la télépathie que par des considérations anthropologiques ou cryptozoologiques. Je laisse au lecteur le soin de découvrir le fin mot de l’histoire, et le pourquoi (selon Darnton) de la victoire de l’homme moderne sur les Néanderthaliens, il y a 40 000 ans comme aujourd’hui — sans déflorer le sujet, disons que notre propension au (double) langage n’y serait pas étrangère...

    Dans la même veine, L'homme du cinquième jour, un roman de Jean-Philippe Arrou-Vignod (1997), exploite le filon de la survivance d'hominidés au Caucase. Le récit est fortement inspiré des travaux de Bernard Heuvelmans (dont l'auteur s'est inspiré pour créer le personnage du professeur Exelmans) sur le problème des Hommes Sauvages. Il évoque en effet une expédition à la recherche de l'almasty, l'homme sauvage et velu du Caucase, sur lequel Marie-Jeanne Koffmann a accumulé nombre de témoignages.

    Steven Allen, dans Megalodon (1997), imagine pour sa part la survivance du grand requin "préhistorique" Carcharodon megalodon. Il rappelle opportunément la découverte de dents de ce requin, connu depuis le miocène, datées de quelques dizaines de milliers d’années seulement. On l’aura deviné, le requin géant de Megalodon, à côté duquel celui de Jaws (Les Dents de la mer) fait figure de roussette, va se livrer à de sanguinaires agressions, en un remix des ingrédients qui ont fait le succès du roman de Peter Benchley et du film éponyme de Steven Spielberg.

 

    La "cryptozoologie-fiction", si l'on peut dire, outre son intérêt littéraire (quel délice de frémir sans danger, calé dans son fauteuil, en s'imaginant vivre ce type d'aventures...), peut aussi contribuer à amener certains de ses lecteurs à la cryptozoologie véritable. La richesse de cette dernière les convaincra vite que — une fois de plus ! — la réalité dépasse souvent la fiction...

 

Pour en savoir plus :

ALLEN, Steven
1997 Megalodon.

ARROU-VIGNOD, Jean-Philippe
1997 L'homme du cinquième jour. Paris, Gallimard.

CAMERON, Ian
1972 The mountains at the bottom of the world.
1972 L'étrange bête de la Terre de Feu. Paris, Robert Laffont.

CRICHTON, Michael
Congo.
Eaters of the dead.
Jurassic Park.
The lost world.

DARNTON, John
1996 Neandertal.

MASSEPAIN, André
1967 L'île aux fossiles vivants. Paris, Robert Laffont.

VERCORS (BRULLER, Charles, dit VERCORS)
1952 Les animaux dénaturés. Paris, Albin Michel.

VERNES, Henri
L'orchidée noire.
La vallée des brontosaures.
Les dents du tigre
.
La croisière du Megophias
.

WATTEAU, Monique
1958 L'ange à fourrure. Paris, Plon.

 

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